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L’amour au temps de la psycho-pop et des rêves préfabriqués

23 juin 2020 |
Essai
L’amour au temps de la psycho-pop et des rêves préfabriqués

À mi-chemin entre le reportage, la réflexion essayistique et l’étude culturelle, Pas facile éclaire un angle mort de la libération féministe. 

Kelli María Korducki
Traduit de l’anglais (Canada) par Laurence Gough
Montréal, Marchand de feuilles
2020, 160 p., 19.95 $

À mi-chemin entre le reportage, la réflexion essayistique et l’étude culturelle, Pas facile éclaire un angle mort de la libération féministe. 

J’ai lu Pas facile. L’étonnante histoire féministe de la rupture amoureuse au début de la période de confinement imposée en raison de la pandémie de la COVID-19, qui perdure à l’heure où je rédige cette critique. En plus des chamboulements socioéconomiques sans précédent qu’elle génère, une telle crise a pour effet de nous confronter radicalement à nos choix relationnels. Je parle fréquemment à des ami·es qui me confient se sentir dépassé·es par la présence constante de leurs enfants, ou qui se plaignent de conflits — souvent des tensions latentes exacerbées par la proximité forcée — avec leur conjoint·e. De mon côté, mis à part les visites que je m’autorise à rendre ponctuellement à ma partenaire, je passe l’essentiel de mon temps seule. Cette solitude — d’ordinaire comblée par des rencontres professionnelles et des activités sociales — m’angoisse parfois, mais la plupart du temps, elle m’offre le calme nécessaire pour réfléchir comme j’ai rarement eu l’occasion de le faire auparavant. Dans ces moments en tête-à-tête avec moi-même, je prends entre autres la mesure de l’immense privilège que représente cet espace de liberté, cette vie balisée, somme toute, par très peu d’obligations personnelles.

Une libération ambiguë

Je n’aurais sans doute pas pu espérer un meilleur contexte pour apprécier tout le potentiel de l’enquête féministe menée par Kelli María Korducki sur l’évolution du divorce. L’autrice introduit elle-même sa réflexion par un excellent avant-propos dans lequel elle relate les bouleversements qui l’ont incitée à s’intéresser à l’histoire de la rupture amoureuse. Elle raconte qu’à la fin de sa vingtaine, alors qu’une bonne partie de ses ami·es fonde des familles, elle quitte l’homme avec qui elle a passé l’essentiel de sa vie adulte, une personne qu’elle décrit comme « l’incarnation même du bon gars ». Envisagé sous un angle purement rationnel, ce choix paraît insensé : son ex-copain lui témoigne toute l’affection qu’elle peut espérer recevoir, et leur cohabitation lui offre un confort matériel qu’elle pourra difficilement retrouver. Les raisons qui l’incitent à renier le mode de vie conjugal traditionnel relèvent plutôt d’aspirations qu’elle « [a] à peine les mots pour décrire » : « Mes rêves personnels étaient plus grands, plus forts, plus pressants que les rêves que j’entretenais pour nous deux – pour n’importe quel “nous deux”, y compris d’hypothétiques unions qui ne verraient jamais le jour. » Le sentiment de culpabilité diffuse que Korducki éprouve alors est symptomatique d’un problème qui la dépasse, d’une survalorisation généralisée du couple qui confère, par opposition, une connotation négative à la séparation et au célibat.

L’essayiste remarque une inadéquation entre la liberté de droits dont elle profite et les dilemmes qui l’habitent. C’est ce paradoxe qu’elle cherche à dévoiler en relevant les changements juridiques, économiques et culturels qui ont façonné, au cours des derniers siècles, le rapport social au divorce en Occident. Dans le premier chapitre, « Quitter un Homme Bon », l’autrice analyse une série de forums, de blogues et d’ouvrages de croissance personnelle traitant de la rupture et destinés à un lectorat féminin. Elle conclut notamment que la plupart des textes présentent le choix de mettre un terme à une relation comme découlant « d’un dérèglement profond […] dans le comportement des hommes, dans les critères de sélection des femmes », comme si la conjugalité constituait une finalité existentielle à laquelle tout le monde devait souscrire. L’ouvrage s’amorce ainsi sur des constats qui invitent à une critique radicale du couple comme institution. Or, cette réflexion demeure en filigrane et n’est malheureusement pas approfondie.

La naissance tardive du bonheur à deux

Le parcours historique que déploie Korducki s’avère tout de même efficace, riche et bien vulgarisé. De la Rome antique, alors qu’on « per[çoit] le mariage comme un mal nécessaire pour s’assurer une fortune et des héritiers », à la Grande Dépression, tandis que « le manque d’emplois [est] un facteur dissuasif pour la création de nouvelles familles » et que le taux de mariage chute drastiquement, l’essayiste montre que l’union matrimoniale a, d’un point de vue historique, été plus associée à des préoccupations économiques qu’à des valeurs romantiques. Plusieurs informations présentées dans l’ouvrage n’étonnent guère. Personne ne sourcillera, par exemple, en lisant qu’il y a un siècle à peine, les femmes, le jour de leur mariage, devenaient la « propriété de leur mari » et perdaient toute possibilité d’autonomie financière.

Le passage consacré aux années 1950 apparaît particulièrement intéressant. À cette époque où les Nord-Américain·es investissent massivement les banlieues nouvellement construites, la famille nucléaire, constituée d’un homme pourvoyeur et d’une femme au foyer, s’impose non seulement comme une norme, mais également comme un idéal synonyme de réussite. Cette période marque un tournant dans la transformation des idées reçues entourant le mariage — et, par le fait même, le divorce. En effet, le lien étroit entre bonheur et unité conjugale imprègne encore aujourd’hui les mentalités et laisse bien des femmes qui se séparent de leur conjoint·e, aussi « libérées » soient-elles, sur une impression d’échec.

Hormis quelques parallèles simplistes et hâtifs vers la fin du livre sur les réalités LGBTQ+ — l’autrice reprend par exemple, sans le mettre en perspective, un vieux cliché voulant que les lesbiennes soient mues par une « urgence de fusionner » et promptes à développer des relations plus durables —, le récit historique est dans l’ensemble convaincant. Espérons que ce travail de démystification donnera à des lectrices l’envie non pas de se séparer, mais bien d’envisager de rendre significatif leur passage sur Terre par une pluralité de manières autres que le couple. Comme le suggère Korducki en conclusion à son ouvrage : « Peut-être devons-nous, en plus grand nombre, voir au-delà des limites de la famille nucléaire et priser notre appartenance à des communautés. »

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