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Micheline Dumont, la mémoire d'une historienne

Micheline Dumont, la mémoire d'une historienne
L'échappée du temps

Micheline Dumont a pris le parti de se raconter. Que peut nous dire une historienne des femmes sur sa propre existence? Dans ce livre, elle fait le pari que toutes les femmes peuvent se situer dans son récit, à commencer par celles de sa génération. Ce récit d’une vie, la sienne, on se prend donc volontiers à le considérer d’emblée comme un reflet possible de l’existence qu’ont pu connaître ses semblables, plongées dans cette théocratie qu’était le Canada français.

Dans De si longues racines, Micheline Dumont s’attarde beaucoup au pays de son enfance, en suivant un fil chronologique. Cette approche linéaire donne forcément le sentiment d’une finitude, d’un ordre consécutif, d’un enroulement des choses qui va de soi, même si d’évidence, en histoire, rien ne suit jamais un simple fil.

Le récit prend fin en 1975, «année internationale de la femme». L’historienne ne souhaitait pas aller au-delà, m’a-
t-elle raconté, pour ne pas avoir à trop entrer dans ce qui lui semblait relever davantage de sa vie privée. Cela aurait eu pour effet, croit-elle, de la conduire sur un autre versant, où elle se serait trouvée moins à l’aise. Peut-être sentait-elle aussi que son legs se situe d’abord en amont, c’est-à-dire dans les fondements de ce qui préside à la réflexion féministe aujourd’hui.

Il y a tout d’abord ici un fait manifeste, capital, fondamental: Micheline Dumont a eu, à la différence de l’immense majorité des femmes de sa génération, la possibilité de fréquenter l’université.

À la fin des années 1950, dans sa promotion de l’Université de Montréal, on ne trouve que deux femmes. Dumont en viendra vite à regretter le caractère étriqué de ces études, en particulier celles du programme de philosophie. Les enseignements de l’Université de Montréal ne l’ont «familiarisée avec aucun des philosophes importants de l’Occident, tels que Hegel, Kant, Marx, Nietzsche, Bergson et Beauvoir». La découverte de cette dernière, en 1958, va changer sa vie. L’écrivaine française a mis en place les termes d’une compréhension du monde que Micheline Dumont cherchait jusque-là à tâtons, dans une enfance où la pensée critique était volontiers noyée dans l’eau bénite d’un nationalisme étroit:

Les femmes ont été dominées par les hommes, ce dont j’ai la conviction depuis ma lecture du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, en 1958. Mais, en même temps, dans notre histoire, les femmes ont joué un rôle si important qu’on serait en présence d’une forme de matriarcat, couplet favori des intellectuels québécois. Cette idée de matriarcat ne me convainc pas du tout.

À l’université, elle a comme professeurs Guy Frégault, Maurice Séguin et Michel Brunet, ce trio qui forme ce qu’il est convenu d’appeler l’École de Montréal. Sa vision de l’histoire change d’abord au contact des enseignements de l’historien Guy Frégault. Elle apprécie sa rigueur, son ouverture. Cependant, le nationalisme en vigueur, qu’on lui a appris à ânonner, lui semble insatisfaisant pour prendre une juste mesure de la réalité sociale dans toute sa complexité. Elle ne s’explique pas l’engouement de certains étudiants pour Maurice Séguin, dont un des rares livres est réédité cette année-là: L’idée d’indépendance au Québec. Indépendantiste, Micheline Dumont le sera, tout en se sortant des ornières d’une interprétation strictement nationale de la vie sociale et politique.

Pour ses études de doctorat, elle frappe aux portes de l’Université Laval. Là, Marcel Trudel souhaite qu’elle s’intéresse à l’étude des poids et mesures, au temps de la Nouvelle-France. Rien pour l’emballer. Par ailleurs, l’historienne raconte avec une certaine pudeur comment ce spécialiste de la Nouvelle-France entreprend de lui faire la cour. Heureusement, au moins en ce qui la concerne, explique Micheline Dumont, l’homme sait comprendre le sens du mot «non». Sa thèse, elle la conduira donc seule, sans soutien réel.

Devenue professeure, Micheline Dumont va très tôt, comme elle l’explique un peu tard dans ses mémoires, se montrer «très critique de l’interprétation traditionnelle de l’histoire du Canada qui a cours au Québec et figure toujours dans les manuels». Elle proclame «que cette interprétation axée sur "le caractère moral, héroïque de nos ancêtres, la pureté de nos origines, la protection visible de la Providence sur la survivance canadienne-française" est une fumisterie». Le principal lui interdit de formuler pareille critique à ses élèves. Elle désobéit.

Encore aujourd’hui, Micheline Dumont regrette les effets néfastes et la persistance de cette vision étroite de l’histoire au nom de l’édification d’un roman national. Dans cette fable construite à des fins politiques, les femmes n’existent que dans des vignettes qui célèbrent la grandeur de quelques figures d’exception. Le gros de la société est volontiers oublié.

Les fondements

Une large partie de ces mémoires est consacrée à l’enfance. Nous sommes ici dans les années 1940, en pleine guerre. Qu’est-ce qu’on inculque à cette future historienne, dans une famille où les parents n’ont eu que des filles?

«Parfois, le samedi, ma mère nous enfile nos plus belles robes et nous permet d’aller au-devant de mon père, qui revient du travail par le train de treize heures. Il prend ma petite sœur dans ses bras et me donne la main.»

Ce père, il ne rit pas souvent, ne joue pas avec ses filles. Ce père, comme beaucoup d’hommes de son époque, est le responsable de cette mise à distance de ses proches que traduit sa pratique de la photographie. Des deux côtés de la famille, l’homme est considéré comme le «photographe officiel». Il s’intéresse à la généalogie canadienne-française. Cependant, il travaille en anglais. Il lit en anglais. Sa société se pense en anglais. L’oncle, un soldat, est accueilli à son retour d’Europe en anglais. «Welcome! Welcome!»

Tout semble bien se dérouler dans cette autre langue, l’anglais, sauf la vie privée. Et encore. À l’école, il faut faire le salut devant le drapeau britannique. Durant la guerre, le père se désole de l’avancée des nazis. «Mon père, qui suit l’actualité de près, nous annonce: "Probablement que l’allemand va devenir une langue obligatoire, car les Allemands gagnent toutes les batailles de la guerre." Cette perspective me semble terrifiante», se souvient l’autrice.

Dans sa famille comme dans tant d’autres de son temps, aucune marque d’affection, «sauf pour les bébés». On n’embrasse pas ses parents, sauf au jour de l’An. «C’est d’ailleurs une fête que je déteste, puisqu’il faut faire la tournée des tantes et des oncles pour faire la bise à tout le monde. Sur la bouche!» Embrasser ses proches sur la bouche, sans que cela ait la connotation sexuelle qu’imposera le cinéma à ce rituel, est une vieille pratique chrétienne qui remonte au moins au Moyen Âge.

La sexualité est mise à distance. Les nouveau-nés, on va les chercher à l’hôpital, tout simplement. «Mais d’où vient cette petite sœur? On ne répond pas à ma question. C’est un mystère de la vie! Je refuse de croire que ce sont les "Sauvages" qui l’ont apportée, comme le prétendent mes voisines du coin de la rue. Cette expression était fréquente et normale à l’époque, utilisée sans états d’âme.»

Premières menstruations? Des explications sommaires de sa mère, tout au plus. Et surtout, sans la moindre mention de leurs liens avec la fécondité. À l’école, «pendant des mois et des mois, je suis regardée de haut par les autres parce que je ne suis pas encore menstruée». Les garçons, l’amour, cela demeure inconnu. «Mes rêves sont troublants. J’exprime souvent mon désir d’être un garçon, puisque tout semble si facile pour eux, et d’avoir des frères: au moins, je pourrais rencontrer leurs amis!»

Où trouve-t-elle matière à envisager et à mettre en perspective son éveil à la sexualité? Dans la Bible. À 13 ans, pendant le carême, une lecture obligée des écritures saintes lui fait découvrir dans un passage les termes d’un viol. «Je suis bouleversée, parce que le texte raconte un épisode d’agression sexuelle.» Elle ignore encore ce qu’est un avortement au temps où, recrutée par les Jeunesses catholiques, elle fréquente l’été l’île du docteur Lalanne, un médecin aux sympathies d’extrême droite, dont le mobilier de maison est enluminé par une suite de croix gammées.

Comment parvenir à se situer par rapport à la sexualité, à trouver l’équilibre dans cette société théocratique qui pèse de tout son poids sur les femmes pour les renvoyer du côté de l’oubli?  «Je trouve à la bibliothèque un ouvrage d’initiation sexuelle: Toi qui deviens femme déjà! de Gertrude von Le Fort. Je ne comprends pas grand-chose et ne pose pas de questions, m’étant trop souvent heurtée au silence. Je retiens que les relations sexuelles doivent servir à avoir des enfants, point à la ligne.»

Elle le répète: la lecture de Simone de Beauvoir lui ouvre les portes d’un monde nouveau. Ce monde demande des formes d’implications nouvelles. Je note au passage, à notre époque où la menace d’une guerre nucléaire se fait de nouveau sentir, qu’en 1962 Micheline Dumont manifeste contre la volonté du gouvernement canadien de se doter de l’arme atomique. «La manifestation est organisée par la Voix des femmes dont je suis les exploits avec intérêt dans les journaux», écrit-elle. Cette association pacifiste, créée pendant la guerre froide, «compte entre autres parmi ses membres Judith Jasmin, Simonne Monet-Chartrand et Thérèse Casgrain». Cette dernière, que le père de Micheline Dumont décrivait comme une «communiste», elle la trouve admirable. Mais elle n’aurait pas voulu pour autant lui ressembler! Bien entendu, on ressemble toujours à son époque, quoi qu’on fasse pour s’en éloigner ou pour la changer. Aussi, lorsque Micheline Dumont se marie – «tardivement», précise-t-elle, c’est-à-dire à presque trente ans –, «le conditionnement à l’amour, au mariage, a fonctionné chez [elle] comme un chemin prescrit d’avance». Et le fait de se marier va déplacer de nouveau l’axe qu’elle entendait donner à sa vie, en accord avec son analyse du monde social. Il n’est pas si simple de faire correspondre ses analyses avec sa vie de tous les jours.

Micheline Dumont a été l’une des premières à rendre compte de la «situation de la femme dans la province de Québec». Elle l’a fait d’abord par l’étude de plusieurs questions qui affectent leur vie: le divorce, la contraception, l’avortement, l’égalité salariale, la citoyenneté, les discriminations qui les touchent, notamment leur exclusion du monde du travail.

Toute autobiographie participe évidemment d’un mouvement, conscient ou non, de valorisation de soi. Micheline Dumont n’en est pas dupe. Ses lecteurs non plus. Elle sait par ailleurs que beaucoup de chemin a été parcouru, mais que l’élan féministe est loin d’avoir porté ses espoirs jusqu’à leur terme. Aussi continue-t-elle de penser que la révolution féministe s’avère encore, plus que jamais, tout à fait nécessaire.

 


Micheline Dumont, De si longues racines. L’histoire d’une historienne, Montréal, Remue-ménage, 2022.

 

Jean-François Nadeau est chroniqueur au quotidien Le Devoir et historien. Il a publié plusieurs livres, dont Un peu de sang avant la guerre (2013), Les radicaux libres (2016) et Sale temps (2022) chez Luxéditeur.

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