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Ponctuations indiscrètes

9 mai 2020 |
Récit
Ponctuations indiscrètes

À l’heure du confinement et de la distanciation sociale, le dernier récit d’Anne Archet ouvre la porte sur l’espace infini de nos mondes fantasmatiques.

Thématique·s
Anne Archet
Montréal, Remue-ménage
2020, 128 p., 17.95 $

À l’heure du confinement et de la distanciation sociale, le dernier récit d’Anne Archet ouvre la porte sur l’espace infini de nos mondes fantasmatiques.

Dans une entrevue accordée sur France Culture, la philosophe et psychanalyste Anne Dufourmantelle déplore la pauvreté de ce qu’elle nomme la « réserve fantasmatique », ces images, symboles et récits propres à chaque sujet grâce auxquels il se pense, se rêve, s’érotise et qui fondent sa singularité. En dépit de la prolifération des images et représentations érotiques et pornographiques, l’imaginaire sexuel s’uniformise, se stéréotype au rythme répétitif des moyens de plus en plus sophistiqués de la technique. On fantasme à notre place, nous dit-elle, nos désirs sont insidieusement conduits par des scénarios préfabriqués, utilisables, substituables et qui nous appartiennent de moins en moins. C’est à cet égard que le récit d’Anne Archet tombe à point. Dans le large contexte contemporain, mais aussi au moment de la pandémie du COVID-19, où nous nous retrouvons avec nous-mêmes, Perdre haleine est une occasion de contemplation, d’exploration sexuelle et de renouvellement de nos vies fantasmatiques.

Paraphilie littéraire

Après Amants. Catalogue déraisonné de mes coïts en sept cent quarante et une pénétrations (2017) et Le carnet écarlate. Fragments érotiques lesbiens (2014), tous deux parus au Remue-ménage, l’autrice anonyme Anne Archet, que l’on présente comme une « pornographe pansexuelle impénitente », nous revient avec Perdre haleine. Phrase autoérotique, un récit érotique fulgurant se présentant comme une sorte de (contre-)traité sur la masturbation féminine. Accompagné des dessins de l’artiste Arielle Galarneau, ce livre est d’emblée soutenu par la passion révolutionnaire du féminisme et l’affirmation décomplexée des désirs auxquelles il nous convie. Écrit d’un seul souffle, pourrait-on dire, Perdre haleine se déploie en effet en une seule longue phrase traversant une multitude de fantasmes sexuels, nous offrant ponctuellement des pauses, comme des embrayages vers une nouvelle étape de ce rituel masturbatoire. À l’instar d’une intention que je retrouve chez l’autrice Kathy Acker, qui envisage la masturbation comme une forme littéraire, Archet lie la logique de l’écriture à celle de l’autoérotisme : « J’admets volontiers que la masturbation et l’écriture ont des aspects relationnels incontournables. » La narratrice nous dit qu’elle écrit pour « toucher l’autre en [se] touchant [elle]-même », établissant par-là « une relation érotique entre l’écrivaine et son lectorat, avec moi d’un côté qui raconte toutes ces cochonneries […] et cette multitude de lectrices inconnues de l’autre qui reçoivent ces obscénités et s’excitent au point de rejoindre cette branlette collective ».

À ce propos, la question de l’anonymat, comme un pacte de lecture entre les lectrices et l’autrice, est garante de la souveraineté que l’on retrouve dans l’autoérotisme, une sorte de toute-puissance sur le plaisir, alors que dans un savant jeu d’exhibition et de voyeurisme, le regard moralisateur n’a pas de prise : « personne ne pouvait me voir quand je m’allongeais sur le sofa les cuisses écartées comme le V de la victoire ». On peut par ailleurs prendre la mesure de ce plaisir dans l’usage ludique, profane (exaltant parce que profane) de mots, de définitions ainsi que de références littéraires et savantes qui s’insèrent et foisonnent librement dans le texte, comme un pied de nez aux discours (hétéro)normatifs sur la sexualité et le plaisir féminins. On s’excite, on s’émerveille, on s’amuse et on rit à haute voix lorsqu’on lit Archet; lorsque, à la manière d’une Colette Renard, « masturbation » peut se décliner de mille façons (« se marmourer le bibelot », « faire reluire l’abricot », « faire vibrer le littoral », etc.); lorsqu’on se surprend du ton de la narratrice, de sa duplicité ou du revirement d’une anecdote érotique; lorsque, contre toute attente, on atteint, avec la masturbation, le point Godwin.

À bout de souffle

La provocation et l’excès que manifeste l’autrice ne sont jamais gratuits. Ils s’ancrent dans le flot d’associations libres de ce « monologue rythmique et frictionnel », suivent la logique d’une pensée qui cherche satisfaction et se bute parfois à des idées violentes ou sordides. Ils parlent « des désirs qui servent les dispositifs de pouvoir », de l’aliénation de la jouissance féminine: « ça me rappelle que tout mon imaginaire, tout mon paysage mental est tordu, pollué non seulement par mon éducation, mes expériences personnelles, mais aussi par tous les messages que la société a insidieusement plantés dans mon esprit ». Contre la pornographie hétérocentrée, qui fige la sexualité dans des stéréotypes rigides; contre la presse féminine, qui fait de la masturbation l’un des vecteurs du self-help; contre une culture populaire, qui la réduit à un acte tantôt transgressif, tantôt honteux ou ridicule, Perdre haleine réinvente les paramètres de notre désir. L’ouvrage est une invitation à se réapproprier et à redécouvrir notre propre érotisation de même que les possibles infinis, mouvants et fluides de notre imaginaire fantasmatique. C’est un récit rafraîchissant et jubilatoire, merveilleusement bien écrit – un appel d’air, peut-être comme l’haleine que l’autrice nous enjoint à perdre.

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