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Intérieur lézard

13 août 2020 |
Littératures de l'imaginaire
Intérieur lézard

Depuis 2004, Héloïse Côté poursuit avec constance et soin une œuvre romanesque entièrement consacrée à la fantasy.

Héloïse Côté
Lévis, Alire
2020, 461 p., 15.95 $

Depuis 2004, Héloïse Côté poursuit avec constance et soin une œuvre romanesque entièrement consacrée à la fantasy.

Les monstres intérieurs, deuxième volume de la série La tueuse de dragons, est le neuvième ouvrage de l’autrice. L’univers de Côté se déploie essentiellement sous la forme de trilogies, dont Les chroniques de l’Hudres (2001-2006) est la plus connue. Il n’y a toutefois pas l’ombre d’une écaille dans cette série ni dans la suivante (Les voyageurs [2013-2014]), car l’écrivaine a pour la première fois mis en scène les créatures cracheuses de feu en 2010, dans le tome 1 de La tueuse de dragons. Ce roman a d’ailleurs remporté la plus prestigieuse récompense décernée à une œuvre d’imaginaire au Québec : le prix Jacques-Brossard.

Côté introduisait dans La tueuse de dragons un personnage fort : Deirdra, chasseresse indomptable, dépendante de la dragonne – une drogue – et pourvue d’un langage coloré pour le moins franc. Dans le second opus, Les monstres intérieurs, Deirdra, surnommée « la mangeuse de cœur » [car le rituel consiste à dévorer l’organe palpitant d’une proie « dragonesque »], s’est sensiblement assagie. Après avoir été la compagne du seigneur Thad, qui règne sur l’Austrion, elle surprend son amoureux dans les bras d’une rivale. Elle fuit alors le royaume, espérant pouvoir battre le record d’abominations tuées, puisqu’elle a « une réputation qui transcende les frontières, voire qui relève de la légende ». Le hic : les lézards volants ont déserté l’Austrion. Mais l’ambassadeur du continent situé au sud, le Meridion, confie à Deirdra et à Thad que des spécimens auraient été aperçus dans leurs contrées australes. Avide d’en découdre avec ses ennemis séculaires, Deirdra accepte d’accompagner Thad au Meridion [même si elle le boude toujours] car, comme elle l’affirme, en tant que « tueuse de dragons, [elle va] là où ils vont ». Est-ce qu’ils déciment réellement les populations du sud ? Ou s’agirait-il d’une espèce nouvelle ? Deirdra sillonnera le Meridion et les territoires attenants pour en apprendre davantage.

La mangeuse de cœur

Tandis que le premier tome de La tueuse de dragons nous présentait une Deirdra indépendante et féministe, il est surprenant que le livre suivant la dépeigne plutôt comme une héroïne quelque peu naïve, immature et fâchée contre son amoureux. Après tout, Deirdra a cru voir Thad étreindre une autre femme, mais ce n’est en rien une certitude, et pour cette raison, elle s’enfuit, s’enivre et trompe son ancien complice à maintes reprises. La réaction de l’héroïne, en plus d’être peu crédible en raison de son passé de battante, ne paraît pas des plus vraisemblables. D’ailleurs, le pivot du roman est la relation tumultueuse entre Deirdra et Thad, scénario décevant en regard du monde foisonnant mis de l’avant dans Les monstres intérieurs. Et que dire des thèmes de la tératologie et de la transmutation, esquissés ici, mais qui auraient pu [vous m’excuserez le jeu de mots] déployer davantage leurs ailes…

Côté a-t-elle voulu montrer la mangeuse de cœur cannibalisée par ses propres sentiments, à l’instar du braconnier coincé dans le piège qu’il a lui-même posé ? Peut-être, mais cet aspect ne convainc pas tout à fait. C’est dommage, car l’autrice a du métier et des moyens. Elle écrit bien [malgré un style parfois scolaire, lourd en adverbes et en marqueurs de relation], et ses univers sont réfléchis. Nous avons l’impression de visiter le Meridion avec ses protagonistes : l’écrivaine a le sens du détail et un talent indéniable pour l’évocation. Les segments narrés du point de vue des dragons sont également immersifs, nous donnant l’illusion de chasser en compagnie des lézards ailés, de sentir le vent bruisser sur nos écailles.

Là où Côté réussit moins, c’est dans les scènes de combat, au cours desquelles les descriptions des mouvements se confondent, par exemple dans cet extrait : « Brusquement, elle entailla la croupe de la monture du guerrier caracthorois le plus proche, qui se battait contre Vosas. Aussitôt, la bête blessée se cambra. Son cavalier perdit l’équilibre, Vosas, se penchant en avant, lui passa son épée à travers le corps. » L’autrice coupe aussi court à une scène d’action importante au milieu du roman par un astérisque : il y a de quoi sourciller, d’autant plus que le troisième personnage phare du livre, Vosas, y perd la vie. Ce moment clé aurait dû être décrit.

Les créatures sous nos cuirasses

Une impression globale de maîtrise persiste néanmoins : Côté aime passionnément la fantasy, c’est palpable à chaque ligne. Elle a un talent vif pour nous transporter dans des territoires merveilleux et pour nous présenter des personnages consumés par un feu intérieur, comme celui des monstres resplendissants que nous portons en chacun de nous.

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