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Voir le Nord

Parce qu’il présente une réalité qu’on aurait tôt fait de rejeter du revers de la main, Emmanuelle Léonard. Le déploiement / Deployment se lit et se contemple avec intérêt.

Beau livre

Parce qu’il présente une réalité qu’on aurait tôt fait de rejeter du revers de la main, Emmanuelle Léonard. Le déploiement / Deployment se lit et se contemple avec intérêt.

Le Nord. Sa lumière, ses palettes de couleurs allant du blanc franc au bleu glacé, sa météo extrême, ses espaces porteurs de tant de promesses et de ressources. Le Nord attire, fascine et suscite des questions aussi vastes que son territoire.

Cela, les Forces armées canadiennes, très au fait des enjeux géostratégiques et de la souveraineté du territoire, l’ont bien compris: elles y envoient depuis plusieurs années des troupes de soldats. C’est d’ailleurs l’objet de l’exposition qui a été présentée en 2020 à la Galerie de l’UQAM par la photographe Emmanuelle Léonard.

L’artiste (qui, dans son travail, «porte attention aux rôles – et à ses effets de détournements – autant qu’aux individus») a trouvé un lieu et un contexte à sa mesure afin de poursuivre sa démarche. Elle a participé à une résidence de recherche offerte par le Programme d’arts des Forces canadiennes. Croisant sa pratique avec l’ethnographie, elle explore les paysages nordiques et documente les aléas qu’implique l’entraînement des soldat·es «tantôt fantomatique[s], tantôt anonyme[s], tantôt incarné[·es] et personnifié[·es]» dans des conditions climatiques rigoureuses. Soulignons aussi la présence dans la monographie d’œuvres que Léonard a produites lors de son séjour à la frontière entre la Colombie et le Venezuela. Elles dépeignent la vie quotidienne de soldats contrôlant le marché noir de l’essence. Et en guise de contrechamp physique et phénoménologique aux territoires nordiques, des photographies des mines de sel situées dans la région désertique de La Guajira. D’une certaine façon, ces visages et espaces font vivre, comme le note l’écrivain anglais Robert MacFarlane dans sa préface à La montagne vivante (1977), de Nan Shepherd, une «circulation continuelle entre les paysages extérieurs du monde et les paysages intérieurs de l’esprit».

Nord multiple

Dans n’importe lequel de ces contextes et de ces lieux, la photographe «sillonne, […] déplie les nouveaux paradigmes, en réinvente le récit», note avec justesse Louise Déry, commissaire de l’exposition et signataire de l’un des essais du livre. Plus précisément, Léonard opère une «force imaginante» très puissante à partir de ce territoire, éloignée du romantisme bucolique et plus proche du pragmatisme journalistique, qui érige l’art documentaire en levier de changement. Par ailleurs, le texte de Déry dénote comme toujours un engagement vivant et indéfectible envers les artistes qu’elle présente. Elle réussit à dresser un portrait clair des enjeux à l’œuvre dans la production de Léonard et de leurs ramifications dans la sphère sociale et politique. C’est une étude fouillée et brillante qui ne s’interdit pas une chaleur admirative.

En revanche, l’essai de Stefanie Hessler est plus carré. On sent l’autrice presque obligée d’apposer des étiquettes; or, comme Déry le souligne, Léonard ne porte aucune lentille idéologique dans son travail, elle ne dirige pas le point de vue. Aussi analytique et intelligent soit-il, et même s’il propose des thèses d’une grande actualité, le texte de Hessler est un peu convenu. Il s’inscrit néanmoins dans la suite logique de la démarche de Léonard et sert à «élargi[r] l’horizon de [son] travail».

Circumpolaire

D’un point de vue plastique, le livre se démarque par son design soigné et sa palette de couleurs minimaliste, réduite au bleu et au blanc de l’Arctique.Le corpus se déploie entre les contributions des essayistes. Il réunit des captures vidéo, des photographies et des vues d’expositions dans des compositions fort heureuses. Un Nord se crée au fil des pages, qu’on ne peut «réduire à une seule couleur ou à un récit linéaire». La profusion de documents de différents types témoigne aussi de l’engouement de l’artiste pour les archives. La seconde partie de l’ouvrage comprend un extrait du portfolio de la photographe: en plus d’approfondir notre lecture de sa démarche et de nous faire découvrir sa production récente, il inscrit Emmanuelle Léonard. Le déploiement/Deployment dans une durée dépassant celle de l’exposition. Une initiative que nous ne pouvons que saluer.

Ce Nord, soutient Hessler, «réclame de nouvelles formes de cinématographies qui reconnaissent que le fait de voir n’équivaut pas à celui de savoir». Léonard n’est pas dupe: elle est à même de nous les offrir. Son travail reflète les mots de l’écrivaine Nan Shepherd, tirés de son recueil de poèmes In the Cairngorms (1934). Ils traduisent bien le sentiment qui nous habite lorsqu’on referme le livre d’artiste:

this winter clarity compelling
each to its own single telling
1.

  • 1. «cette clarté hivernale obligeant/chacun à sa propre histoire» (ma traduction).
Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Louise Déry
Montréal, Galerie de l'UQAM
2020, 184 p., 35.00 $