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Photo: Sandra LachancePhoto: Sandra Lachance

 

 

À la lecture des trois romans d’Audrée Wilhelmy, quiconque s’imagine errer dans ses bibliothèques s’y voit déjà découvrir grimoires et livres anciens. Forte d’une œuvre aussi glauque que singulière, la jeune écrivaine a su parfaire son écriture en même temps qu’elle terminait ses études en création littéraire — ses deux premiers romans ayant été écrits à ce moment-là. Lorsqu’elle nous a ouvert les portes de ses mondes littéraires, on y trouve rapidement cet aspect rangé et lisse, à l’image de la cohérence et de la concision de ses univers romanesques

«Au primaire je lisais beaucoup, d’abord tous les comtesse de Ségur et ensuite tous les Anne aux pignons verts. Ç’a été vraiment les textes marquants de ma jeunesse. Et en sixième année, j’ai lu Notre-Dame de Paris, mais je l’avoue, c’était un peu par orgueil.

J’adorais Le bossu de Notre-Dame, le film de Disney, et on était aussi allés voir la comédie musicale, et là, ma mère me dit que c’est inspiré d’un livre. Je l’ai lu, mais je ne crois pas que j’ai trouvé ça si trépidant que cela  À partir de ce moment, on m’a étiquettée à l’école comme une lectrice parce que j’avais lu cette brique-là.»

La maison qui l’a vue grandir en était une livresque, mais ce n’est que récemment que l’auteure s’est rendue compte que ses parents étaient de bons lecteurs. Presque chaque soir, ils lui lisaient des histoires au lit. Ainsi, l’imaginaire des contes a bercé l’enfance d’Audrée. Il est donc naturel que son chez-soi rappelle le nid familial, des bibliothèques à chaque palier de la maison. La littérature étrangère se trouve au premier étage, alors que le sous-sol contient la littérature jeunesse, les contes et les romans de Lucy Maud Montgomery. Au rez-de-chaussée, la littérature québécoise est à portée de main du bureau de l’écrivaine, baigné d’un éclairage naturel.

Audrée Wilhelmy a toujours disséqué les œuvres dans lesquelles elle se plongeait. «Dès qu’une histoire est trop captivante, ça crée de l’anxiété chez moi, ça me rend fébrile et je n’aime pas ça  Je n’aime pas être surprise dans la vie, d’aucune façon et en aucun cas, c’est pour cette raison que je commence toujours les livres par la fin  Je ne veux pas prendre ce risque-là  En même temps, ça m’aide, car connaissant la fin, je peux penser la structure. » Elle raconte comment, très jeune, elle avait fait de la fièvre lors de sa lecture de Dix petits nègres d’Agatha Christie, tout comme elle se rappelle avoir pleuré durant la totalité d’un voyage Québec-Montréal à la mort de Dumbledore dans Harry Potter et le prince de sang-mêlé, sur la banquette arrière de l’auto familiale.

Alors que certains écrivains ont besoin de s’abreuver des mots des autres pour nourrir l’écriture, d’autres fuient complètement la lecture par peur d’une contamination littéraire  Wilhelmy est de ce dernier camp et évite les romans lors de certaines périodes d’écriture  Par contre, depuis peu, elle fréquente un nouveau genre littéraire qui lui est maintenant essentiel pour toujours renouveler son rapport au language. «J’ai découvert récemment la poésie et ça me permet de lire pendant que j’écris. Ce sont des lectures qui me ramènent aux mots et à leur sens, donc je n’ai pas peur de contaminer mes projets d’écriture  C’est Chien de fusil (Le Quartanier, 2013), d’Alexie Morin, qui m’a ouvert cette porte-là, il y avait des échos probants entre son monde et celui que je créais dans Le corps des bêtes, mais sans jamais rien teinter. Ça me ramenait aux mots et à l’organique, à l’élan de l’écriture.»

Près de son bureau, les ouvrages illustrés de Rebecca Dautremer, Benjamin Lacombe et Benjamin Bachelier côtoient les romans québécois. L’illustration est une partie importante du processus de création d’Audrée : «Je dessinais avant d’écrire, avant même de lire. Je ne fais pas vivre mes personnages par le dessin, mais ils apparaissent avant même l’écriture. Comme en ce moment, je travaille sur mon prochain livre : quand je suis bloquée je me mets au dessin. D’ailleurs, ma thèse portait sur le rapport texte/image en processus de création, c’est donc une dynamique que je connais bien.»

Arrivée en librairie en 2017, on retrouve sur ses tablettes une bible publiée chez Gautier-Languereau : l’Ancien Testament illustré savamment par Rebecca Dautremer — l’une des artistes fétiches de Wilhelmy —, relu et raconté par Philippe Lechermeier. «C’est un livre très important pour moi. Je travaille beaucoup à partir des mythes et pour être honnête, je n’aime pas trop retourner dans la Bible lorsque j’en ai besoin, parce qu’il y a tellement de couches de lecture que c’est difficile de se retrouver. Alors qu’avec ce livre, on va à l’essence du romanesque d’une certaine façon. »

Plus on se promène dans les bibliothèques de Wilhelmy, plus on trouve des auteurs s’apparentant à son œuvre. Les textes confrontant le réel et le fantastique dans une inquiétante étrangeté ont une place de choix en ses étagères. Que ce soit le déjanté écrivain d’origine cubaine José Carlos Somoza ou David Clerson avec son roman Frères (Héliotrope, 2014). On pense aussi aux écrits de Martine Desjardins, dont Maleficium (Alto, 2009) qui fut d’une aide précieuse lors de la rédaction du deuxième roman de l’auteure. «Maleficium a été un déclic pour mon écriture sur Les sangs. J’ai vu la cohérence dans le livre de Martine, chaque histoire pouvait être racontée par la même personne parce que c’est ce que le livre demandait. J’ai compris que je devais aller chercher différentes voix fortes si je voulais que Les sangs fonctionne, se tienne.»

L’un des rares livres en anglais que l’on retrouve est celui qui semble avoir le plus de vécu : Little, Big de John Crowley. Roman peu connu des francophones, traduit d’abord chez Rivages sous le titre Le parlement des fées, puis repris chez Pocket et maintenant publié chez Points, il fut récipiendaire du World Fantasy Award en 1982, en plus d’être nommé aux prestigieux prix Hugo et Nebula. « C’est le livre que j’ai lu et relu le plus souvent. Il y a une scène là-dedans qui est très anecdotique, mais qui est au cœur de mon prochain projet. Et c’est en repensant à ça que je me suis rendue compte qu’à peu près tout ce que j’ai écrit jusqu’à maintenant est dans ce livre de Crowley. J’ai lu ça pour la première fois, je devais avoir quatorze ans, et j’ai dû le relire plus d’une douzaine de fois  C’est classé dans le genre fantastique, mais à mon avis ce n’en est pas, même si une dimension l’est. John Crowley revisite les mythes de façon vraiment forte en se les appropriant, c’est absolument fascinant. »

Dès son entrée en littérature avec Oss puis Les sangs, certains critiques ont tissé, à raison, un réseau de similarités entre Audrée Wilhelmy et Anne Hébert. On peut désormais dire, à la lumière de la parution du Corps des bêtes, qu’il y a une filiation assez nette entre les deux écrivaines. «Je me rappelle très clairement ma première lecture des Fous de Bassan, j’étais en cinquième secondaire. Je ne pouvais pas concevoir qu’Anne Hébert ait écrit presque à la même époque que Gabrielle Roy, alors que cette dernière m’ennuyait au plus haut point. Avec Anne Hébert il y a, oui, ces non-lieux qui m’ont marquée, mais aussi cette femme empreinte de bonhommie, qui n’était pas dans la douleur de l’écriture. J’ai découvert chez elle une double permission d’être qui je suis.»

Après plus d’une heure de conversation avec Audrée Wilhelmy, on ne peut que constater que sa fiction l’habite jusqu’au dérangement. Qu’en elle réside un monde qu’elle ne cesse de parfaire, un monde peu compatible avec le réel et qui l’oblige à se consacrer pleinement à l’écriture, la seule véritable manière qu’elle a trouvée pour tisser des ponts entre le réel et son imaginaire. «Anne Hébert fait partie de ces auteurs qui nous ramènent vers l’intérieur et mon prochain roman va traiter de la folie, mais de la folie générée par la fiction, et c’est quelque chose qui me fait énormément peur. C’est un danger que je sens présent. Enfant j’étais comme ça, l’essentiel de ma vie était intérieur, celle-ci était très violente aussi. Étrangement, cette vie intérieure a peu de liens avec celle que j’ai vécue, qui elle est très heureuse, légère, protégée et confortable.»

C’est dans ce déchirement entre le vrai et le faux, dans cette cicatrice vive qu’elle porte en elle, que Wilhelmy puise l’essentiel de la matière première qui a formé la cohérence romanesque de son œuvre. «Cette vie intérieure n’a aucune raison d’être si violente, mais elle est construite comme ça. Je n’ai pas vraiment de souvenirs d’enfance autres que les histoires que je me racontais. J’ai toujours eu cette tension entre l’intérieur et l’extérieur et j’ai l’impression que ça toujours été une violence pour moi que d’aller vers l’extérieur, autrement que par l’écriture. »

Les rayonnages ne contiennent qu’une infime partie des fictions qui habitent. Audrée Wilhelmy, fictions qui émanent d’elle et d’autres auteurs, réelles et fantasmées, énorme mer de l’intranquilité logée en elle, à laquelle l’écriture la ramène toujours, à ses risques et périls. ♦

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