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Village global

Deux livres à la beauté brumeuse remettent en contexte le travail visionnaire de Bill Vazan et y révèlent un artiste humaniste.

Thématique·s
Beau livre

Deux livres à la beauté brumeuse remettent en contexte le travail visionnaire de Bill Vazan et y révèlent un artiste humaniste.

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Le projet Worldline de Bill Vazan — ligne virtuelle mondiale dont les segments visibles (un ruban noir fixé au sol) étaient installés dans vingt-cinq institutions artistiques de différents coins du monde tels l’Australie, le Canada, le Danemark, l’Islande ou encore la Sierra Leone — me fait penser au film de Johan Van der Keuken, Amsterdam Global Village, et à ses longs plans séquences se promenant dans la ville et prenant contact avec ses diverses communautés ethniques. Je risque le rapprochement boiteux, mais je sens entre l’œuvre du cinéaste hollandais et celle de l’artiste canadien Bill Vazan une certaine parenté de propos. Sans l’apport sociologique ou ethnographique présent chez Vazan, mais tous deux néanmoins « cartographe[s] des chemins implicites de l’humain dans le monde ».

L’ici et l’ailleurs, le soi et l’autre

D’abord, démêlons les cartes. Deux publications, produites par le centre d’artistes et de l’image contemporaine Vox, couvrent le travail de l’artiste conceptuel. L’une d’entre elles est une réédition du livre publié par Vazan lui-même en 1971, qui se proposait de documenter les étapes de la réalisation de son projet titanesque. Broché et d’aspect assez rudimentaire, ce livre inclut la correspondance, les calculs géodésiques et les images des différents lieux participant au projet. Selon l’artiste, il est « un point de contact qui permet de réimaginer l’intervention » qui fut mise en œuvre simultanément le 5 mars 1971. Ma critique se penchera plutôt sur le deuxième ouvrage, All over la planète, traitant des travaux de Vazan et plus spécifiquement de Worldline, « œuvre emblématique de notre histoire culturelle ».

Sur la couverture, sur fond gris cendré assez pâle, une main en gros plan retient, du bout des doigts, un petit globe terrestre. Le geste semble solennel, empreint d’une gravité proche de celle de l’enfant qui ramasse un caillou près d’un ruisseau. Cette photo a résolument le pouvoir symbolique d’annoncer, de nous introduire à merveille l’œuvre conceptuelle, dont l’enjeu du projet éditorial à deux volets est de la « reconsidérer au présent sans pour autant la tenir pour acquise ».

All over la planète contextualise habilement, dans une langue simple et claire, ce projet gigantesque et complexe pour l’époque — compte tenu des moyens de communication —, dans la pratique de l’artiste. Sans « embaumer » le projet, en examinant ses conditions matérielles, les textes signés par Marie J. Jean, Zoë Tousignant et Robert Graham permettent de donner de l’air à l’œuvre et lui accordent une plus grande portée dans notre réalité actuelle. L’ouvrage offre aussi, en deuxième partie, une vue généreuse (près de la moitié du livre) sur le travail de Bill Vazan en land art. Sur papier glacé, majoritairement en couleurs, des photographies présentent l’artiste en arpenteur du réel, ses interventions épousant la topographie des villes ou des campagnes. Ces prises de vue permettent au lecteur de contempler et de réaliser l’importance du travail de l’artiste dans le paysage, et la façon dont la terre est sentie, conçue dans l’imaginaire de ce dernier.

Le musée imaginaire

Feuilleter l’ouvrage revient à visiter l’atelier-monde de l’artiste, parcourir du regard un bureau imaginaire, encombré de papiers, dans un ordre antihiérarchique. C’est encore plus vrai pour la réédition de Worldline, qui reprend le procédé d’impression initial, à partir de la maquette originale de Vazan, c’est-à-dire que les plaques « n’ont pas été réalisées à partir des reproductions d’objets, mais des objets eux-mêmes ». Les insérer dans l’ouvrage transforme ce livre en objet à part entière, mais plus encore matérialise le processus conceptuel qui a rendu l’intervention possible. Agrémenté en outre des photographies prises pendant l’intervention et envoyées par les responsables des musées, je suis tout à fait de l’avis de Zoë Tousignant lorsqu’elle affirme que ces documents permettent d’« apprécier pleinement l’étendue [des] ramifications [de l’œuvre] ». L’une des forces du livre est de réussir à mettre en lumière chacun des petits gestes qui a permis la réalisation de Worldline et, document après document, telle une courtepointe, à réactualiser intelligemment l’univers d’un artiste et d’une œuvre clé de l’art conceptuel. Bill Vazan y apparaît clairement d’ailleurs comme visionnaire, capable d’interconnecter des centaines de personnes « créant pour lui-même un réseau artistique mondial avant la lettre ». Dépourvu d’un cynisme qui a trop souvent cours aujourd’hui, le message de l’artiste se révèle humaniste dans son désir « d’unification mondiale ». Pour preuve, les mots de Vazan lui-même : « que l’évènement soit compris comme une œuvre créée par nous, puisqu’à un certain niveau cette ligne représente, à sa manière, la capacité des peuples de la Terre de coopérer pacifiquement — et pourquoi pas dans une œuvre d’art ? » ♦

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Marie-Josée Jean
Montréal, Vox, centre de l'image contemporaine
2018, 182 p., 50.00 $