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Une malle pleine de mondes parallèles

Si Fernando Pessoa a laissé derrière lui «une malle pleine de gens», selon Antonio Tabucchi, c’est un coffre rempli de mondes parallèles que l’on ouvre chez Rich Larson. Il scintille déjà autant que les merveilles de la caverne d’Ali Baba.

Littératures de l'imaginaire

Si Fernando Pessoa a laissé derrière lui «une malle pleine de gens», selon Antonio Tabucchi, c’est un coffre rempli de mondes parallèles que l’on ouvre chez Rich Larson. Il scintille déjà autant que les merveilles de la caverne d’Ali Baba.

Pour la première fois, les lecteur·rices francophones pourront lire le jeune auteur canadien dans une traduction québécoise fort à propos d’Émilie Laramée. Découvert en 2020 par l’excellente maison d’édition française Le Bélial, qui a publié son recueil inaugural La fabrique des lendemains, Rich Larson récidive de notre côté de l’Atlantique chez Triptyque. On peut dès lors soit se désoler qu’autant de nouvelles soient communes aux deux ouvrages (cinq des treize histoires présentées dans Rêves de drones et autres entropies avaient déjà été traduites par le prolifique Pierre-Paul Durastanti); soit se réjouir de lire un jeune prodige dans deux livres aussi différents, car nous avons tout de même sept nouveaux textes pour étancher notre soif (inextinguible) de ce qui sort de sa merveilleuse «fabrique des lendemains».

Des nouvelles plus denses que des romans

Mais qu’est-ce qui peut bien rendre l’œuvre de cet auteur aussi géniale? À la manière de Ted Chiang, Larson insuffle une grande densité à ses courtes nouvelles (qui ne dépassent jamais la quarantaine de pages), que l’on a chaque fois l’impression d’avoir pénétré un univers en soi, tandis que des écrivain·es s’épuisent à étoffer des pavés avec la moitié du talent de Larson pour le sens du récit, le quart de son imagination et le huitième de sa clarté philosophique. Cohérentes dans leur ensemble, perméables les unes aux autres, les histoires de Rêves de drones évoquent un futur déshumanisant où les expérimentations génomiques, la réduction des corps à l’état de supports organiques et la négation de la matérialité par l’altération des perceptions prennent une place prépondérante. Ces fictions prospectives font la part belle à l’exploration d’idées poussées à leur paroxysme dans le grand laboratoire littéraire. Les personnages, recherchés, vivants et aux réflexions intimes, ne disparaissent pas pour autant derrière les concepts scientifico-philosophiques.

Chimpanzés, Néandertaliens et nouvelles avenues du racisme

Prenons par exemple la partition virtuose de «De viande, de sel et d’étincelles», qui raconte, en mode roman noir, l’enquête d’un chimpanzé à l’intelligence augmentée. Un meurtre a été commis par une echogirl (protagoniste récurrent chez Larson), c’est-à-dire une femme acceptant de louer son corps à un client qui, pendant la durée du contrat, vit à travers elle tout ce qu’il n’ose faire lui-même, ou n’est pas à même d’expérimenter à cause des limitations de son sexe ou de son apparence physique. Simple au premier abord, cette nouvelle joue habilement avec des motifs à priori anecdotiques, qui seront repris plus tard et révéleront leur force insoupçonnée. Dans «Corrigé» et dans «Salissure» sont explorées, comme dans une annexe postmoderne à La comédie humaine, la tentation d’altérer des comportements à l’aide d’implants, ainsi que des préférences sexuelles jugées répréhensibles par une partie de la société. Uniformisation de l’existence ou dérive sécuritaire qui procède de l’utopie et rend le monde inoffensif pour ses habitants? Une puissante mélancolie teinte ces visions d’un hypothétique futur: elles abandonnent ceux et celles qui chérissent leur différence.

Notons également la remarquable «Une soirée en compagnie de Severyn Grimes», qui met en scène un personnage fétiche de Larson: Finch, le Néandertalien génétiquement reconstitué luttant contre des formes inédites de racisme. Il tâche de gagner sa vie comme chauffeur et agent de sécurité de M. Grimes, un richissime homme d’affaires qui refuse de mourir, et que des activistes s’apprêtent à enlever pour protester contre l’usurpation des corps d’individus en faillite – nouvelle manifestation du capitalisme sauvage. Dans «La petite marchande d’air», l’ubérisation du travail est étudiée à travers une histoire d’amour entre une vendeuse d’air à la petite semaine et un livreur de gratte-ciel. Ces personnages ont pour seule perspective un hypothétique voyage corporatif à l’idyllique usine d’air. Plusieurs avenues de l’intelligence artificielle sont admirablement explorées, dans une panoplie de registres, dans les textes «Anastasia», «Le vaisseau fantôme», «Rêves de drones» et «Circuits». Larson s’y juche sur les épaules des bienveillants maîtres, qu’il semble connaître sur le bout des doigts: le Frank Herbert de Dune (1965), l’Isaac Asimov des Robots (1967), l’Arthur C. Clarke de 2001: l’Odyssée de l’espace (1968) et le Stephen King de La tour sombre (1982-2012). Il y a fort à parier que d’ici quelques dizaines d’années, on citera Rich Larson comme source d’inspiration d’une nouvelle génération d’auteur·rices visionnaires. À moins, bien sûr, que le futur ne se mette à ressembler un peu trop aux chimères imaginées par cette prodigieuse et terrifiante «fabrique des lendemains».

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Rich Larson
Traduit de l'anglais (Canada) par Émilie Laramée
Montréal, Triptyque
2022, 276 p., 26.95 $