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Une gourde de sens

«Quelque chose noir» hante ce nouveau livre de Pierre Ouellet qui nous confronte à une perte de sens. Une perte à laquelle le poème répond en «dernier recours».

Poésie

«Quelque chose noir» hante ce nouveau livre de Pierre Ouellet qui nous confronte à une perte de sens. Une perte à laquelle le poème répond en «dernier recours».

Césure. C’est le mot qui me vient à l’esprit quand je pense aux recueils de Pierre Ouellet publiés au cours des quinze ou vingt dernières années. Césure des mots scindés en deux; «interruption contre-rythmique», écrirait Hölderlin, qui caractérise ce vers brisé, toujours à bout de souffle, dont on pourrait faire remonter l’origine à Dépositions (2007) et qu’on retrouve notamment dans Ruées (2014), recueils parus au Noroît. Césure de cette séparation fondamentale qui nous éloigne du monde, et que le motif de la lame accompagne. «Coupés à l’ex- / acto, au couteau à deux / tranchants», les vers de Ouellet évoquent une solitude ontologique profonde et parfois morbide; ils révèlent une pauvreté existentielle qui donne à sa poésie son allure haletante. Les traits d’union dissociant les syllabes ainsi que les coupures en milieu de phrase, qui surviennent souvent après une préposition dont le complément se trouve pour ainsi dire en attente, contribuent à faire du travail sur le rythme un élément essentiel de l’œuvre. Par bonds, par enjambements, les pieds du poème franchissent le vide, surplombent un instant l’absence de sens:
      

 franchir avant de
mourir la ligne d’ar-
rivée que chaque
vers marque comme l’orée la barre de
l’abîme qu’on croit en-
jamber à
chaque pas…

Ces vers, extraits du plus récent recueil de l’auteur, Outre, nous ramènent au caractère sombre de cette écriture qui, depuis quelques années, s’enfonce dans la nuit, va de «gris en plus noir», pourrait-on dire en paraphrasant Saint-Denys Garneau. À quel radeau s’accrocher quand tout part à la dérive, quand la rivière en crue, dont il est question dans les derniers textes du livre, nous emporte loin de soi? Les nombreuses citations de Charles Reznikoff, également assez lugubres, les images liées à la noyade, à la mort: il n’y a peut-être rien de réjouissant ici, mais le poème n’en demeure pas moins porteur de sens. Il constitue un «dernier recours», comme l’écrit Ouellet dans un essai paru en 2022 aux éditions Mains libres.

Une traversée du désert

Sensible comme toujours à l’épaisseur sémantique des mots, à leur étymologie, à leur signifiant autant qu’à leur signifié, l’auteur propose, dans son texte d’introduction, différentes manières d’envisager le titre: Outre. Parmi tous les sens qu’il est possible d’accorder au terme, celui qui se rapporte à la gourde (une outre serait «un petit organe qu’on porte en soi, sur soi, en cas de trop grande soif dans les déserts que l’on traverse») me plaît davantage. Il y a dans ce recueil des épreuves, des «traversées du désert» qui prennent diverses formes: «faire son deuil de son vivant», faire une «quarantaine de / sa vie: en re- / trait de l’être […] à l’écart de / soi-même, dans l’ombre de / personne».

Des épreuves d’humilité, donc, mais aussi de silence. Un pessimisme parfois beckettien garde le «cap au pire» et réduit à quelques reprises le poète au bégaiement, au mutisme. Dans cette noirceur grandissante, «le poème [est] sur le point de / tomber»; le «bruit de / sa chute, qui l’ac- / compagne depuis les / débuts [est] un avant-goût de / grand air, [une] envie folle de / se taire». L’écrivain est plus explicite ailleurs: «je n’é- / cris plus: je creuse
à / deux mains cette fosse où je
m’a- / briterai…»

Le poème perchoir

On ne trouvera ici ni observations, ni descriptions, ni paysages. Ouellet est avant tout un poète de l’intériorité: son écriture explore le mystère du «moi», de cette entité suspecte qu’on appelle le «sujet». Peu d’auteur·rices québécois·es se sont interrogé·es de manière aussi profonde sur les rapports identitaires complexes qui unissent le «je» au langage, le mot à la chose. Plutôt que de miser sur le ressenti, sur les petits et grands drames biographiques, l’œuvre s’aventure sur le terrain de la réflexion existentielle ou «philosophique». Cette ambition intellectuelle, il faut le préciser, ne manque jamais de sensibilité et n’empêche pas l’écrivain d’être attentif aux êtres qui l’entourent. Une poétique de l’hospitalité se manifeste ainsi à quelques reprises.

je voudrais que chaque
poème soit un perchoir pour les
oiseaux, un terrier pour
les taupes un terroir pour les
sans-terre

Pierre Ouellet s’est intéressé ailleurs aux thèmes de l’exil, de la migration et de l’accueil, ce à quoi l’image du «perchoir» fait écho. Ce serait une manière d’inscrire ce très beau recueil dans une œuvre empreinte d’empathie et d’humanisme.

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Pierre Ouellet
Montréal, Les éditions du passage
2022, 172 p., 24.95 $