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Une généalogie déboussolée

Une généalogie déboussolée

Roman de filiation au féminin, Les falaises raconte la puissance du paysage maritime en Gaspésie et en Islande sans parvenir à bien faire ressentir le tumulte interne de ses protagonistes.

Roman

Roman de filiation au féminin, Les falaises raconte la puissance du paysage maritime en Gaspésie et en Islande sans parvenir à bien faire ressentir le tumulte interne de ses protagonistes.

Depuis de nombreuses années déjà, les œuvres qui narrent les actions, les résistances et les tentatives d’affirmation des femmes transforment la littérature contemporaine. Une telle tendance s’incarne tant par la relecture du passé (pensons à l’abondance de romans historiques privilégiant un regard et des personnages féminins) que par l’inscription d’un présent représenté à l’aune des changements dans les perspectives genrées, alors que le corps et la sororité sont notamment mis en avant pour articuler ce que plusieurs féministes ont nommé une filliation nouvelle. Le premier roman de Virginie DeChamplain s’inscrit dans cette mouvance en mettant en scène trois femmes nomades attirées par la mer.

Pleurer la mère

Le roman débute, de façon camusienne, par le décès de la mère de V., la narratrice. Enroulée dans les algues, rabattue sur la rive par les vagues, la mère laisse dans son sillage hébétude et colère, mais pas de larmes, comme le révèle l’incipit. V.et sa sœur Anaïs (Ana) reviennent alors en Gaspésie, au village natal qu’elles ont voulu fuir, pour enterrer le passé, casser maison et retourner ensuite, libérées, à leur réel. Le spectre de la mort, les mots du passé, l’enveloppe ébréchée de la demeure familiale en décident autrement.

Sur un coup de tête, et pour s’isoler des émotions de sa sœur, V.se réserve la tâche de vider la maison de sa mère. Elle y consacre plusieurs jours, avant que ceux-ci se transforment en mois. Entre-temps, elle rencontre au bar local une femme, Chloé, qui l’attire; surtout, elle découvre les cahiers que sa grand-mère écrivait et adressait à sa fille. Par l’écriture, les trois générations se rencontrent enfin, bouleversant évidemment les plans de la narratrice.

Entre repères et aventure

Comment rendre compte du long délitement d’un monde à la suite d’une perte? Comment raconter le deuil, faire éprouver la durée du désarroi, le pied suspendu dans le vide des jours? C’est à ces questions que se frotte Virginie DeChamplain, puisqu’elle assigne à résidence sa narratrice durant un automne qui est autant une retraite du monde qu’un retour en arrière dans les cahiers familiaux. Ces mois d’isolement, au cours desquels la narratrice alterne entre les visites au bar, pour nouer des liens intimes avec Chloé, et la plongée dans les artefacts et les histoires de sa grand-mère, ne sont toutefois pas racontés de manière à faire vivre la durée étale de la peine, sa routine engourdie. Au contraire, l’écriture par fragments, l’alternance entre les récits des diverses générations, le pointillé des histoires enchevêtrées empêchent de sentir la chute de la narratrice, plutôt nommée qu’éprouvée.

C’est dommage, puisque l’expérience de se retrouver dans la maison familiale, avec les souvenirs d’une mère volage, tournoyante, prise d’une bougeotte incontrôlable, impose dans le roman le clivage entre nomadisme et sédentarité de même qu’un imaginaire du paysage et de la route. Prise entre le besoin de repères, le désir d’aventures et de découvertes ainsi que les nouvelles rencontres qui déstabilisent, V. voudrait autant prendre pied après le choc de la perte que perpétuer l’exigence de la curiosité qui lui a été léguée par sa lignée maternelle. C’est l’enjeu le plus intéressant du texte, mais celui qui n’émane pas assez des récits des protagonistes.

Les formes disparates d’un même récit

Les falaises est construit autour de la reprise: reprise des lieux inauguraux, ceux de la Gaspésie et de l’Islande; reprise des fuites et des redémarrages précipités; reprise des histoires, entre silence et témoignage; reprise du va-et-vient des vagues, qui prend, dispose et dépose; reprise des voix, lesquelles, en écho, se tissent au gré des pages. Ce motif crée une profondeur propre au deuil de la narratrice. Néanmoins, il est trop pris en charge par celle-ci, qui intègre la voix de son ancêtre sans rendre l’entièreté de son témoignage. Le roman maille ainsi le récit du corps isolé de la narratrice, les lettres choisies du cahier de la grand-mère et la poésie, quasi anonyme, de la mère (outre une courte allusion de la narratrice, rien n’indique que les fragiles poèmes sont de la mère). Chaque femme a son registre, son genre, sa voix, sa manière singulière de nommer les choses. Mais la structure générale ne les fait pas dialoguer dans la durée parce que le tout est ravalé par la perspective de la fille cherchant à s’émanciper des histoires familiales. En ce sens, la sérénité de la dernière partie islandaise est bien rendue, mais s’incorpore mal dans le dialogue entre les trois femmes.

Roman de promesses non tenues, Les falaises aurait gagné à mieux tramer ses diverses narrations.

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Virginie DeChamplain
Saguenay, La Peuplade
2020, 224 p., 21.95 $