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Une forêt en feu

Histoire

Au loin, la forêt est en feu. Dans la voiture de mes parents, les lueurs de l’incendie agitent l’horizon. Le premier acte va se jouer et la nature a décidé d’en planter le décor. Mon corps est désarticulé par le roulis des autobus Ottawa-Montréal, Montréal-Québec, Québec-Alma. Plus c’est inconfortable, plus vous savez que vous vous approchez de votre village natal. J’ai vingt-deux ans et, dans la voiture de mes parents, je n’écoute rien de ce qu’ils me disent. La tête appuyée contre la vitre, les lueurs rouges et orangées me donnent des allures de damné. Et il y a encore, quelque part au monde, une forêt qui brûle au loin, un jeune homme ou une jeune fille qui, dans la voiture de ses parents, va faire éclater la vérité.

J’ai récemment jeté sur papier les premières scènes de ma nouvelle pièce, celle qui ne pourra pas exister si je ne leur dis pas qui je suis vraiment. Nous sommes en 1980 et le vocabulaire est bien limité. Gay, coming out, closet… la terminologie des mouvements américains d’émancipation homosexuelle n’a pas encore atteint nos régions. En 1980, les homosexuels d’ici parlent encore français et le vocabulaire populaire se résume à tapette et fif. Michel Girouard, le chroniqueur flamboyant, maniéré et kitch, dont l’histoire dira s’il a servi ou desservi la cause, est l’unique figure à laquelle on peut s’identifier (ou non). Une chose est sûre; je ne veux pas lui ressembler.

Je veux être comme ces hommes qui s’embrassent, qui s’aiment et se trahissent dans le film de Rainer Werner Fassbinder, Fox et ses amis. Je veux ressembler aux militaires orgiaques dans Les damnés de Luchino Visconti. Ces rarissimes scènes érotiques masculines présentées très tard le soir au Ciné-Club de Radio-Canada. C’est par l’Art que viennent mes premiers fantasmes.

Malgré le brasier qui fait rage au loin, ni la fumée, ni la chaleur, ni la crépitation des arbres qui crament ne nous atteignent. Je coupe la phrase de mon père, le souffle de ma mère. On joue enfin la scène réécrite tant de fois. Je veux être dramaturge et mes premières répliques doivent se jouer sur un aveu à ceux que j’aime le plus au monde.

Ma prochaine pièce, celle qui parle de qui je suis, c’est André Brassard, c’est le plus grand des metteurs en scène qui va la monter. Il dit que je suis courageux. Je ne comprends pas. Être fidèle à qui on est, c’est ça le courage? Je veux juste écrire l’histoire d’amour qu’on ne m’a jamais racontée. J’ai l’arrogance de ma jeunesse. Je ne prends pas la mesure de ce que les hommes comme lui, les Michel Tremblay, les Pierre Vallières, et tant de héros sans nom ont fait avant moi, pour que je sois qui je puis être.

Ma pièce Les Feluettes triomphe. Je rejoins la cohorte des Normand Chaurette et des René-Daniel Dubois. Nos écritures sont libérées, porteuses de fantasmes, de corps chargés de plaisir et de morts d’opéra. Nos œuvres sont populaires auprès de notre auditoire naturel, mais aussi du grand public. Nous avons réinvesti le champ de la passion amoureuse, champ déserté par les hétéros, qui tentent à ce moment de redéfinir leurs rôles respectifs et qui ont d’autres chats à fouetter que de parler de sentiments.

Après bien des années, force m’est de constater qu’au-delà de l’impact populaire et mondial, ma pièce a généré des dizaines et des dizaines de témoignages de reconnaissance, de coming out, de remises en question. Ma pièce a fait œuvre utile. Tout comme celles de Jean Genet, de Yukio Mishima, de Tennessee Williams, d’Olivier Py avant moi.

À sa création, Les Feluettes était issue d’une nécessité. Depuis, j’assiste à des mises en scène sympathiques, parfois inoffensives, désertées de l’urgence d’origine, mais dont le discours romantique résonne encore. Du désert de la représentation sexuelle à l’époque où elle fut écrite à notre monde actuel où la pornographie fait partie du quotidien, le besoin d’aimer et d’être aimé et les mots pour le dire sont intacts chez l’être humain.

Et il y a encore, quelque part au monde, une forêt qui brûle au loin, un jeune homme ou une jeune fille qui, dans la voiture de ses parents, va faire éclater la vérité.

 


Auteur dramatique, scénariste et librettiste, on doit à Michel Marc Bouchard une vingtaine de pièces traduites et jouées dans les plus importants théâtres, ici et à l’étranger, dont plusieurs ont été adaptées au cinéma. Il est récipiendaire de nombreux prix nationaux et internationaux.

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