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Une dernière robe avant la fin du monde

D’une commune à l’autre, la Franco-Québécoise Sabrina Calvo remet en branle ses troupes stationnées à Montréal pour leur faire découvrir, parmi les étroites venelles de Belleville, de nouvelles solidarités en lutte contre la métrique mondiale et galopante.

Littératures de l'imaginaire

D’une commune à l’autre, la Franco-Québécoise Sabrina Calvo remet en branle ses troupes stationnées à Montréal pour leur faire découvrir, parmi les étroites venelles de Belleville, de nouvelles solidarités en lutte contre la métrique mondiale et galopante.

Partageant ses pénates entre le Québec et la France, l’autrice élabore frénétiquement, depuis près de vingt-cinq ans, une œuvre inclassable qui donne froid dans le dos aux bibliothécaires chargé·es d’y apposer des cotes Dewey. Entre fantastique, fantasy et science-fiction, ses livres sont aussi révoltés que solidaires, autant cyberpunk que hopepunk. Leurs héroïnes sont souvent des femmes en crise, plus particulièrement des trans, à la recherche d’elles-mêmes ou de leur place dans un univers où rien ne doit dépasser. Ces protagonistes érigent leur nid sur des barricades fragiles qui opposent un dernier rempart à la standardisation du monde – ultimes refuges d’irréductibles originaux·les engagé·es dans un corps à corps crépusculaire et désespéré avec une société de surveillance aux abois. Les enfants sauvages de Neverland, de l’univers de J. M.Barrie, y côtoient les hackers du Neuromancien (1984), de William Gibson: union improbable des éternel·les rêveur·ses et des cyniques augmenté·es.

Modernité à réenchanter

Dans des villes arpentées à en user les semelles les plus coriaces, modernité à réenchanter et échos mythiques du passé se tricotent en trames inattendues, formant le socle de l’œuvre calvéenne. C’étaient les projections bétonnées de l’esprit autoritaire de l’architecte Le Corbusier dans le marseillais Sous la colline (La Volte, 2015). Les reliquats de la cité phocéenne s’y mêlaient à l’utopie totalisante de la Cité radieuse. Puis il y a eu les coureurs de grille, cet intranet fait de bric et de broc, pour remplacer les traditionnels coureurs des bois du Québec dans le montréalais Toxoplasma (La Volte, 2017; Grand Prix de l’Imaginaire 2018). Les legs délétères de MK Ultra (programme secret d’expériences de contrôle mental menées à l’Université McGill) s’y entrechoquaient avec des légendes autochtones. Dans Melmoth furieux, la commune renouvelée de Belleville est en guerre contre la police de l’imaginaire, incarnée par Eurodisney et le Grand Paris, désormais soumis à la métrique, ce classement maladif réduisant même les désirs à d’insignifiantes petites cases, qui n’attendent que d’être cochées pour révéler leur inanité.

Le lorgnon crasseux des cendres

Melmoth furieux, c’est donc l’expression de la plus grande des libertés, la plus désespérée, celle de tout brûler quand on ne peut entrevoir ce qui pourrait advenir qu’à travers le lorgnon crasseux des cendres. De l’immolation de son frère Mehdi à l’inauguration du parc d’attractions Eurodisney, Fi vivote d’un joint à l’autre et rêve de venger cette mort tragique en foutant le feu à la merveille de carton-pâte de Walt Disney. Couturière, elle s’emploie à habiller les déshérité·es assiégé·es de vêtements extravagants (autant de pieds de nez au présent conformé), jusqu’au jour où elle croise un drôle de monsieur qui s’exprime en mélangeant tous les argots, les jargons et les sabirs, le sieur poète François Villon en personne, réincarné depuis le XVe siècle. S’ensuivent alors une aventure aussi punk que lyrique, une lutte poétique et amoureuse, la confection d’une dernière robe avec les minces fils de l’espoir, offerts par l’alliance des imaginaires encore libres:

À la nuit tombée, après des heures à moduler les variations, j’ai trouvé comment placer mon désir. […] Comment je retrouve les motifs de mon intimité dans cette abstraction. Mais moi j’ai envie d’une Trame réelle – ramenée de mes océans intérieurs. J’ai composé une nuée de lingeries. J’ai envie d’y glisser des messages, des mots à l’intention de ceux et celles qui fouilleraient dedans pour atteindre la peau.

La poésie antique et le métro

De cette écriture impressionniste, qui procède par touches, par tableaux, et passe nerveusement de la poésie lyrique au langage texto de la vie courante, ressort une curieuse impression de modernité où, dans le même flux, le grandiose et le trivial s’entrelacent, comme lorsqu’on s’efforce de lire de la poésie antique dans le métro. À des lieues des constructeur·rices de mondes auxquel·les nous ont habitué·es la science-fiction et la fantasy, Calvo scande ses univers et ses histoires d’un flot ininterrompu hors duquel il n’y a rien. Il faut tout saisir au bond comme dans un long slam, avoir l’écoute aussi affûtée que la verve de l’autrice. L’expérience déroutera certes de nombreux·ses lecteur·rices friand·es de dates qui situent et d’archétypes rassurants, mais à trop prendre les voies pavées, n’est-il pas vrai que l’on s’encroûte, que l’esprit s’empâte, et que la pensée s’englue dans la complaisance? Lisez donc un peu Sabrina Calvo: c’est un excellent remède contre la vitrification. Car si on n’y prend pas garde, elle nous guette tous·tes.

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Sabrina Calvo
Clamart, La Volte
2021, 312 p., 35.95 $