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Un souvenir-écran avec Yara El-Ghadban

Dossier
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Peu de soirées me sont restées en mémoire aussi longtemps que celle où j’ai rencontré Yara El-Ghadban. Peut-être parce qu’elle était liée à un événement historique (les attentats de Charlie Hebdo ayant eu lieu la veille) et qu’il régnait dans les rues montréalaises une certaine morosité, le type d’ambiance qui donne envie de se rassembler.

Je me souviens du froid de ce jour de janvier, et d’être arrivée en retard à notre rendez-vous au bar Les Pas Sages. L’écrivaine m’attendait, souriante. Elle ne m’a fait aucun reproche. «J’en ai profité pour travailler un peu.» Yara El-Ghadban était alors plongée dans les épreuves finales de son deuxième roman, Le parfum de Nour.

Nous devions nous rejoindre une heure avant la soirée de poésie en hommage à Mahmoud Darwich. Nous avons parlé sans arrêt. Yara était prolixe et généreuse. Elle témoignait à l’égard de son interlocutrice cette curiosité méticuleuse et proprement ethnographique, typique des écrivains. Elle m’a questionnée sur mes études de littérature, sur le cours d’«écriture migrante» dans le cadre duquel je l’interviewais ce jour-là.

Récemment, en traversant décembre et toutes ces crispations qui divisent la société québécoise (débats sur la troisième dose, sur le troisième lien, sur l’arrestation de Pacifique Niyokwizera…), j’ai eu envie, entre deux tweetfights, de réécouter Yara me parler d’exil et d’amitié, de pâtisserie, de hockey, du Saguenay.

YEG: L’amour de la langue était partout à la maison. Mon père rêvait d’être poète, ma mère a étudié en littérature. Mon père aimait de la langue sa forme, ses règles, ses exceptions, ses idiosyncrasies, son rythme, sa métrique.

Elle me raconte sa jeunesse à Dubaï, me décrit ses paysages, son rythme. La bibliophilie de ses parents semble l’avoir conduite naturellement vers l’écriture. On perçoit une certaine nostalgie dans sa voix.

 

SLPM: Bref, une enfance plutôt heureuse?….

Elle hésite.

 

YEG: Il a fallu que je quitte Dubaï pour mettre des mots sur cette chose qui cloche et la nommer racisme, discrimination, exploitation. La beauté de la mer à Dubaï recelait une laideur terrible. Une société entièrement construite sur un système de distinction de race et de classe. Tu passes ta vie à Dubaï avec ce sentiment persistant que quelque chose cloche sans jamais pouvoir la pointer du doigt. Tu cherches la tache dans le tableau, mais le tableau entier est une tache. Une machine si bien huilée que nous ne pouvions que faire notre part pour qu’elle continue à rouler, sinon elle nous aurait écrasés.

Yara évoque une autre forme de violence plus subtile, un racisme moins patent – celui qui œuvre en sourdine et qu’elle a connu notamment en vivant au Québec:

 

YEG: Il y a le racisme latent, celui qui n’a ni goût, ni odeur, ni bruit. Celui qui fait de nous ses complices sans le savoir. Celui des règles apparemment neutres qui excluent systématiquement, tranquillement, discrètement. Ce racisme se fait système sans jamais se démasquer. Les sorts et les coups de baguette ne fonctionnent pas sur lui. Ce racisme, pour le défaire, exige du temps, du travail, de la patience, de l’écoute, du dialogue.

 

SLPM: Penses-tu que les écrivains ont un rôle politique à jouer dans ce combat-là?

 

YEG: Pour moi, écrire est un acte esthétique, un acte politique et un acte éthique. Nietzsche veut qu’on soit tous des artistes face à l’histoire, que l’on soit prêts à tout moment à traduire le chaos pour que celle-ci puisse produire quelque chose d’inédit, que l’on casse tout, s’il le faut, afin de garder la possibilité de renaître et de se réinventer.

Je rebondis sur cette idée en évoquant un concept foucaldien. Le tout est alambiqué et un peu fumeux (rhétorique de l’étudiante qui commence son bac en lettres…).

Ça ne semble pas inhiber Yara, qui me répond avec encore un peu plus de feu dans la voix.

 

YEG: On nomme ce qu’on ne maîtrise pas pour mieux le saisir. On nomme ce qui nous fait peur pour mieux le contrôler. On nomme ce qui manque pour lui donner corps, du moins dans l’esprit. Et on se contente de cette présence intangible. On nomme la diversité pour mieux la confiner. Lui assigner une place et la laisser là où elle ne pourra pas trop nous ballotter, nous déplacer, nous déstabiliser.

Un silence.

 

YEG: Je voudrais rester confuse toute ma vie, pour que les racistes de ce monde ne me rattrapent pas. Je voudrais rester dans ce débordement déroutant qui déloge les points cardinaux de leurs ancrages et transforme les angles droits en un grand cercle. Je voudrais confondre le jazz et la grammaire, pour ouvrir une brèche dans la langue et placer un point au beau milieu d’une phrase comme le fait si bien le romancier Jean-Claude Charles. Je voudrais rester dans le désaccord des verbes, l’orthographe impossible et les noms impropres, pour planter les mots Uiesh, Kukum, Kuessipan, Téta, Bertha, NGiyabonga, Amun, Palestine, Thammavongsa, Darwich, Betasamosake, Roumain, Magona dans le glossaire.

 

SLPM: Dois-je conclure que tu n’es pas une adepte de la catégorie «diversité»?

 

YEG: En vérité, je suis un peu tannée de parler de diversité… J’aurais voulu parler d’amour, de passion, du pain chaud au fenugrec, de ma belle-mère, du knafeh de Naplouse aux arômes d’eau de rose et de fleur d’oranger. Mais je dois parler de diversité, comme je dois parler de racisme, de discrimination, de violence, et du refus de faire face à la peur de l’autre, à l’inégalité, à l’injustice qui gangrènent, pas ailleurs, pas en pays lointain, mais ici même, chez nous, parmi nous. Il reste du chemin à faire avant que l’on arrête de parler de diversité. Entre-temps, disons diversité en attendant le jour où elle sera affranchie de nos peurs.

 

SLPM: La littérature permet de dépasser nos peurs, d’amorcer un dialogue implicite entre un lecteur et un auteur, non?

 

YEG: Absolument. Pour tout dire, j’ai seulement commencé à me sentir chez moi au Québec quand j’ai plongé dans sa littérature. Évidemment, il y a eu les lectures obligatoires au secondaire, mais j’étais trop occupée à m’adapter pour me laisser emporter. Tout était encore trop, trop distant. Il m’a fallu du temps pour arpenter Rue Deschambault de Gabrielle Roy et me laisser avaler par Réjean Ducharme. Tout à coup, le Québec avait une histoire à me raconter lui aussi, mieux encore, une saga comme je les aime. Quand je fais la route à travers les régions du Québec, je me demande combien d’odeurs, de couleurs, de sons, de goûts, de sensations, d’histoires m’échappent.

 

SLPM: Qu’est-ce que ça fait d’écrire dans la langue de l’autre, dans une langue coloniale? Pourquoi ce choix d’écrire en français?

 

YEG: Qui t’a dit que j’écrivais en français?

Elle rit. Toutes les langues qu’elle maîtrise sont des langues coloniales. Elles se contaminent, se confondent, pour nourrir son écriture. En écrivant en français, elle écrit pour ainsi dire aussi en arabe.

YEG: Les ondulations des a, des ou et des i sont autant de vagues qui me ballottent et me bercent. Sans même avoir à compter les bahr, je sais que la métrique arabe habite chaque recoin de mon écriture.

 

SLPM: Une chose m’a frappée en lisant L’ombre de l’olivier: la joie qui se dégage de l’œuvre, malgré le fait que le récit se déroule à Beyrouth et à Damas, dans un climat politique hostile. Tu racontes la guerre, l’exil, mais dans un cadre lumineux, sensuel, poétique…

 

YEG: Oui. Écrire le mot bonheur est un combat. Face à l’horreur, je revendique la beauté et la tendresse.

Fin de l’enregistrement.

La suite de la soirée semblait avoir été orchestrée par les fées. Était-ce parce que les attentats de Charlie Hebdo nous avaient reconnectés avec le caractère tragique de l’existence que nous avions envie de fêter comme si c’était la dernière soirée de poésie? Sans doute l’ivresse avait-elle aussi contribué au pathos et à la magie, encouragés que nous étions à enchaîner les verres par Jean-Paul Daoust, qui ne cessait de commander des bouteilles de champagne. Les lecteurs, comme pris d’une fièvre, se précipitaient au micro pour réciter les poèmes de Darwich. Plusieurs s’étaient également déplacés pour entendre le musicien Marcel Khalife. À la fin de la soirée, Tristan Malavoy a demandé à Yara de monter sur scène pour qu’elle l’accompagne au piano. Marie Uguay l’a rejointe pour dire un de ses poèmes. Elle qui nous avait déjà fait pleurer avec sa lecture en a rajouté en entonnant «J’ai planté un chêne» de Vigneault. Sa voix et celle de Khalife s’harmonisaient parfaitement. Dans un geste spontané, François Hébert a sauté sur la scène, suivi de Lee Maracle et d’Hélène Monette. En gravissant les trois marches menant au plateau, Rina Lasnier a trébuché, me renversant son verre de scotch dessus. Ivre, Denis Vanier a sorti son gun pour le montrer à Vickie Gendreau et Nelly Arcan, qui n’ont pas semblé impressionnées. Tous et toutes chantaient en chœur. Jean Tétreau le taciturne, le vieux libraire Tranquille et la discrète Anne Hébert dansaient enlacés au fond du bar. C’est alors qu’on a senti la terre vibrer, ou peut-être était-ce la complainte des oiseaux, jaloux de nous avoir légué ce don?

Gaëtan Dostie a proposé de poursuivre la soirée dans un autre bar; les plus combatifs l’ont suivi. Je suis rentrée. J’ai suivi les conseils de Yara et écouté le Requiem de Fauré. Le temps s’était adouci.    

Note

Je n’ai jamais rencontré Yara El-Ghadban. Du moins, pas dans le monde réel. Quand on m’a demandé d’écrire un texte sur elle, je me suis d’abord plongée dans Je suis Ariel Sharon, récit polyphonique porté par un chœur de femmes qui entre dans la tête de cette figure israélienne controversée. En remontant plus loin dans son œuvre, L’ombre de l’olivier m’a quant à lui fait découvrir la perspective intime et candide d’une enfance promenée entre Dubaï et le Liban. Enfin, Le parfum de Nour m’a conduite vers l’expérience bouleversante de l’exil.

Après avoir traversé l’univers clair-obscur, à la fois tragique et sensuel, de Yara El-Ghadban, j’ai eu envie de réaliser un entretien avec elle. J’aurais voulu l’interroger sur la musicalité et la forte composante dialogique de ses livres, toujours élaborés sous la forme d’une parole échangée, réverbérée (romans qui pourraient très bien être portés à la scène, comme le soulignait Maya Ombasic dans Le Devoir en 2018); j’aurais aussi voulu la questionner sur sa posture d’éditrice, son parcours d’ethnomusicologue, son travail à l’Espace de la diversité. Puis j’ai ouvert Les racistes n’ont jamais vu la mer et cette idée est soudain devenue caduque: cette œuvre dépassait l’entretien que j’aurais pu réaliser avec elle, tant elle répondait aux questions que j’aurais aimé lui poser et à celles que je n’aurais pas pensé lui soumettre. À travers cette correspondance foisonnante avec Rodney Saint-Éloi, Yara El-Ghadban s’adressait aussi à moi,
à nous tous et toutes.

Les propos de Yara consignés dans cette entrevue fictive sont tirés du livre Les racistes n’ont jamais vu la mer, à l’exception de quelques mots visant à assurer la cohérence.

J’ai rencontré Yara El-Ghadban à travers la littérature. Sans cela, aurais-je fait la connaissance de ses récits, de sa pensée, de son regard sur le monde? Cette impression d’un dialogue entre nous révèle l’un des grands pouvoirs, sinon le plus puissant, de la littérature: une rencontre entre un·e lecteur·rice et un·e auteur·rice.

 


Sarah-Louise Pelletier-Morin est candidate au doctorat en études littéraires (UQAM). Elle consacre sa thèse à l’étude de trois polémiques théâtrales: l’affaire Cantat, SLÀV et Kanata. Elle a dirigé le collectif Mythologies québécoises (Nota bene, 2021) et organise les RDV Art et politique à l’Usine C (2021-2022). Elle est membre des comités de rédaction de L’Inconvénient et de Panorama-Cinéma.

 

Photo par Sandra LachancePhoto | Sandra Lachance
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