Aller au contenu principal

Un mythe tenace

Cinquième opus de l’entreprise de réédition des œuvres de Jean-Claude Charles par la maison Mémoire d’encrier, Le corps noir est un essai d’une actualité déconcertante parce que mordante de vérités incisives et vraies.

Essai

Cinquième opus de l’entreprise de réédition des œuvres de Jean-Claude Charles par la maison Mémoire d’encrier, Le corps noir est un essai d’une actualité déconcertante parce que mordante de vérités incisives et vraies.

Il n’est pas exagéré de parler à propos de la (re) parution du Corps noir de l’écrivain Jean-Claude Charles d’un véritable livre-choc. Nous avions oublié sans doute que la langue française recèle aussi son James Baldwin, son commentateur social inexpugnable. Analyste implacable des discours médiatiques de son époque — le livre, dédié à la mémoire de Pierre Goldman, assassiné peu de temps auparavant, est paru en 1980 —, Charles s’avère un remarquable réveilleur de consciences pour le monde contemporain, «la nécessité de ce travail, de son atypisme» encore tristement justifiée aujourd’hui.

Le titre du livre joue métaphoriquement sur le corps noir des sciences physiques, dont la définition du Petit Robert est donnée en épigraphe: «corps absorbant toutes les radiations qu’il reçoit et, chauffé, émettant également toutes les radiations». Le «corps noir» est ce corps inconnu, fantasmatique, qui absorbe les projections coloniales de la pire sorte. L’ouvrage est composé d’essais distincts et éclectiques, mais se lit aussi comme un journal, commentant l’actualité télévisuelle ou celle de la presse écrite, où l’auteur trouve sans peine, et semble-t-il à tout instant, la matière de sa critique. Car les discours dévident à l’envi leurs clichés saturés sous couvert d’évidences naturalisées et, pire, d’apparents compliments. Ainsi le «branchement universel de l’ “homme noir” sur l’humus africain où pousse l’arbre du génie corporel», serait apparemment lisible dans «la sensibilité immédiate» ou l’«intelligence quasi animale» de telle actrice de théâtre; ou les «dons naturels pour le sprint, comme tous les Antillais…», de tel coureur sportif. Tirant ses exemples des Nouvelles littéraires ou de Libération, Jean-Claude Charles remarque: «Tout ça décrit un espace symbolique de non-travail, lieu de l’animalité et de l’instinct.»

Un corps mort bien vivant

«Une fatalité héréditaire pèserait sur ces gens qui, pour la plupart, se refusent à être riches», ironise l’auteur dans son «Ouverture» où il réfléchit, plus de trente-cinq ans avant le mouvement Black Lives Matter, à la situation des Noirs américains, à l’aune des changements promis par l’émancipation des années 1960. Sa conclusion est sans appel, et le demeure aujourd’hui:

D’une part, la situation réelle de la majorité des Noirs américains n’a cessé de se dégrader, à tous les niveaux. D’autre part, brouillant ces coulisses ignorées d’être trop vues, inexistantes d’être trop sues, une théâtralisation symbolique remarquable donne à voir au monde une Amérique où enfin les principes et les idéaux des pères fondateurs seraient en voie de réalisation.

Or ce pays est celui «qui a inauguré son histoire par le génocide des Indiens, s’est construit sur le dos des Noirs, vit aujourd’hui de leur relative marginalisation et de celle des immigrés dont il domine les patries d’origine». En France au même moment, sous couvert d’un antiracisme de bon aloi, on s’abreuve «d’idées reçues, entretenues dans les discours “sympathiques” vis-à-vis des nègres, dans cette négrophilie qui est au racisme classique ce que l’assistance est à l’exclusion sociale: facteur d’aggravation, de renforcement du Même». L’Occident, nous dit Jean-Claude Charles, «vit, s’affirme à ce prix-là»: au prix de ce «cadavre noir», de ce «corps noir comme invention» et comme «objet d’échange».

Avec l’excellent film biographique de Raoul Peck sur James Baldwin, I Am Not Your Negro (2016) et l’essai très remarqué Une colère noire. Lettre à mon fils (2015) de Ta-Nehisi Coates (qui rappelle justement la lettre à son neveu qui ouvre The Fire Next Time de Baldwin), un contexte riche et vivace s’impose qui rend plus pertinente encore l’actualité de ce Corps noir «[o]ù le héros, à travers une Histoire balisée de pierres blanches, s’abandonne à son vice favori: le dévoilement par la citation». Y sont encore passés au crible «Les mythes du nationalisme noiriste», titre de la seconde partie, «la “mère Afrique”» et l’“identité noire”. L’auteur n’épargne personne, de l’industrie du show-business américain (Sammy Davis, Sydney Poitier, Joséphine Baker) à Léopold Sédar Senghor, «promu au rang de dirigeant noir le plus présentable. La bonne conscience des colonisateurs. Le saltimbanque cultivé, raffiné, qui leur permet, ô luxe rare, de se renvoyer à eux-mêmes une excellente image». Charles, dépistant partout la mauvaise foi, plonge dans le même bain abrasif vrais dictateurs (Bokassa) et faux démocrates, pour montrer comment l’emprise coloniale est une gangrène qui s’alimente d’ingérences et de compromissions. Qui aujourd’hui oserait dire autrement? ♦

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Jean-Claude Charles
Montréal, Mémoire d’encrier
2017, 112 p., 15.95 $