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Un étranger à Beyrouth

Neuf ans après mon départ du Liban où j’ai travaillé à l’Institut français de Beyrouth de 2006 à 2008, je suis de retour, cette fois, pour y écrire.

Écrire ailleurs

Neuf ans après mon départ du Liban où j’ai travaillé à l’Institut français de Beyrouth de 2006 à 2008, je suis de retour, cette fois, pour y écrire.

Photo : Fabien Philippe

Photo : Fabien Philippe

 

J’ai fait le choix d’atterrir en février pour oublier ce soleil estival qui en paraît mille, si puissant que l’on ne sait plus qu’il existe d’autres saisons et que le froid sait aussi mordre les peaux durant l’hiver libanais. Peut-être une façon de fuir toutes mes évidences.

L’absence

Pendant mes deux ans à Beyrouth, je n’ai rien écrit. Comme si mon écriture, à la manière d’une plante importée, n’avait pas assez d’eau en cette terre rouge. L’acte de vivre et l’acte d’écrire occupaient, me semblait-il, deux espaces inconciliables et habiter le premier m’interdisait de pénétrer le second.

Ce n’est qu’une fois hors du pays que j’ai commencé à raconter mon expérience libanaise, sous forme de récits emplis de nostalgie et, surtout, de pathos emprunté, ravivant la mémoire meurtrie du pays — j’ai compris plus tard que cette mémoire, personne ne m’obligeait à la porter.

Je frottais l’écriture à la réalité la plus dure de mon séjour — la guerre de juillet2006, l’assassinat du ministre Pierre Amine Gemayel ou du député Antoine Ghanem, le blocus de l’aéroport de Beyrouth par le Hezbollah… — en taisant ma vie domestique libanaise, comme si parler de la banalité m’éloignait de l’honorabilité. Ces écrits commémoraient mon absence de Beyrouth, ma disparition du pays. J’écrivais mes peaux mortes.

Dans Les corbeaux d’Alep, Marie Seurat écrit: «Certains étrangers ne voulaient plus quitter le Liban parce que, là seulement, ils étaient quelque chose et que, pour la première fois de leur vie, ils existaient vraiment.» Moi-même, j’ai dû être victime de cette fièvre s’emparant des étrangers. À Beyrouth, je ne dormais pas, je brûlais, tenu par une soif ardente qui ne m’abandonnait pas. J’avais la sensation physique, presque violente, du territoire. Et ce jaillissement de la ville qui traversait les volets de ma chambre à coups de klaxons fous comme des vols d’étourneaux. C’est à Beyrouth que j’ai compris que le passé ne se tourne pas à la manière des pages d’un livre scolaire. Ici, la grande histoire dévorait la petite; dès que le quotidien voulait s’éloigner, s’oublier un instant sur une terrasse de café, au bord d’une piscine ou dans la file à la pâtisserie, le passé tirait un coup sec sur sa laisse.

Le malheur du Liban tient au fait que son ombre le précède perpétuellement et cette ombre, si ceux qui l’ont éprouvée la fuient généralement, les étrangers, eux, s’en approchent. La mémoire sanglante des pays attire. Personne ne veut vivre l’horreur, mais l’entendre, sûrement. Il n’y a que les inconscients qui veulent se baigner dans les ombres.

Mais si je suis à Beyrouth pour écrire, aujourd’hui c’est moins pour me souvenir que pour m’y inventer.

L’invention

Des traces de moi, j’en ai retrouvé dès les premiers jours. Mon corps a repris cette sorte de relâchement nonchalant que je ne lui connais pas à Montréal. On quitte peut-être un pays, mais on y laisse ses habitudes. J’ai récupéré mon espace et la manière de l’habiter. Cette assurance de ma présence au Liban m’autorise à délaisser mes récits-témoignages et à me placer du côté de la fiction en écrivant une histoire à Beyrouth — et non sur Beyrouth, ce n’est pas mon projet — autour de personnages libanais.

Pourtant, l’étranger que je suis s’interroge encore: ce qui m’éblouit ici éblouit-il les Libanais? Ce qui m’exaspère ici exaspère-t-il les Libanais? Comment moi, non arabophone, puis-je parler du quotidien d’une famille libanaise?

Dans son roman Sinalcol, Élias Khoury évoque, dès les premières pages, la guerre civile, l’odeur du thym, les mezzés, l’arak et la chanteuse Fairuz. Dans mes mots, est-ce que ces mêmes sujets se transformeraient en clichés? Si Khoury parle avec évidence de ces réalités, pour ma part, je dois d’abord effectuer un travail d’appropriation avant de m’emparer de ces mêmes réalités.

Devant la méfiance de certains Libanais pour mon projet qui s’éloigne du récit, je prends aussi conscience du caractère sensible que revêt, ici plus qu’ailleurs, l’œuvre de fiction. Dans un pays où des milliers de familles réclament toujours la vérité sur leurs disparus depuis la guerre, l’invention, aussi romanesque soit-elle, doit-elle prendre des précautions? Dans un pays où s’affranchir de son origine confessionnelle et de sa classe sociale prend souvent la forme d’un combat, la liberté suggérée par le travail fictionnel, encore plus quand il provient d’un étranger comme moi,s’appellerait-elle sacrilège?

Quand je vivais ici, les chauffeurs de taxi aimaient me répéter, entre amusement et amertume: «Si tu crois avoir compris le Liban, c’est qu’on te l’a mal expliqué!» La plaisanterie a du sens aujourd’hui: mal comprendre le Liban, c’est finalement approcher une certaine vérité du pays, ou du moins ne pas passer les spécificités libanaises au tamis occidental de mes origines.

L’ignorance participe à la richesse de la fiction. Tout ignorant a le droit d’inventer. À moi d’exercer ce droit de l’«ignorance éclairée».

L’effacement

Pour réussir pareil déplacement du témoignage vers la fiction, il me faut accepter ce mensonge: je suis Libanais. Je me persuade de cette tromperie au point de la couvrir d’une fine peau de vérité. J’écris en repoussant l’extraordinaire, l’étonnement, l’ivresse, tous ces symptômes de mon étrangeté. Je m’empare de la quotidienneté, de ces gestes minuscules et répétés qui augurent notre incarnation dans un territoire. Pratique de l’effacement, exercice de l’ensevelissement.

Dans le quartier d’Achrafieh, je traverse mille fois les mêmes rues pour ne plus les ressentir. Les coupures d’électricité, les pannes de la pompe à eau me deviennent aussi naturelles que les nids-de-poule montréalais. Je déambule dans les supermarchés jusqu’à connaître la logique des rayons et que ma main précède mes yeux en attrapant les produits. Que Beyrouth devienne une ville comme les autres, une ville que j’habiterais depuis ma naissance.

Quand je ne verrai plus Beyrouth, c’est que je la verrai enfin. ♦

 


Fabien Philippe a remporté le Prix de la nouvelle Radio-Canada 2013 avec son texte Janken. Il travaille sur son premier roman.

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