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Un coeur de Montréal

Propos d'un dégrimé
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Me pardonneras-tu, lecteur, l’encombrement mal résolu de mes pensées, à moi, le marcheur de sa ville? Ville arpentée depuis toujours, par tous temps et tous sentiments? En tournant autour d’un morceau de cette ville qui a servi de cœur auxiliaire à ma famille si longtemps, des réflexions, décousues, saugrenues (?), me sont venues.

Le marcheur qui se déplace en direction de l’est de Montréal, à partir du centre de la ville, va croiser plusieurs cœurs aux frontières invisibles, mais encore pulsants.

Il y en a deux qui me fascinent, deux constellations d’édifices et de terrains: l’usine d’épuration des eaux de Montréal-Est; et le quadrilatère géant constitué par quatre institutions: l’UQAM, la place Émilie-Gamelin, le terminus Voyageur et BAnQ.

En arrivant de l’Ouest, on tombe d’abord sur le cœur UQAM/Gamelin/Voyageur/BAnQ.

En parcourant Sainte-Catherine, à la hauteur de Saint-Denis, la flèche de Saint-Jacques surgit, impérieuse dans son solide gainage gris. Le clocher de l’église, ruine soignée d’un Montréal siège du catholicisme nord-américain, s’est amalgamé à l’Université du Québec dans une lente collision qui ne semble jamais devoir aboutir. L’Église catholique est-elle si sûre de son pouvoir d’assimilation, qu’elle sait que c’est elle qui, in fine, absorbera l’UQAM, bien plus que l’inverse?

Et cette dernière ne déverse-t-elle pas ses apôtres sans discontinuer depuis des décennies, tous armés d’un évangile qui, s’il varie et désigne périodiquement de nouveaux pharisiens, reste empreint des mêmes désirs pédagogique et rédempteur, d’une soif de sauver, d’instruire et de mettre au pas? C’est souvent nécessaire; c’est parfois caricature. Du haut de son clocher, Jésus plonge et s’écrase au sol chaque matin, pour ressusciter et rejoindre aussitôt ses cours, café en main. Ainsi le clocher de Saint-Jacques domine ironiquement tout le quadrilatère, en fumant tranquillement ses restes d’encens. Et l’UQAM, à l’exemple de l’Église catholique, a entamé elle aussi sa migration numérique, sa dématérialisation. Ce qui compte pour l’Église, c’est la conversion intérieure… les édifices ne comptent pas. N’ont jamais vraiment compté, hormis quand ils sont cooptés par les vendeurs de reliques, puis, plus tard, par l’industrie touristique. Il n’y a qu’à voir la braderie gigantesque des édifices religieux qui a cours. Pas qu’il faille s’en plaindre, il y en a de si laids. Mais ce sera l’objet d’une autre promenade.

C’est l’abandon du monde, le renoncement au monde qui est un des aspects les plus troublants de la doctrine; méfiance envers le monde physique, envers les corps; la terrible négligence, la cruauté dont elle a fait preuve envers eux. (J’ai connu bien sûr des frères et des sœurs qui étaient les célébrants de la beauté du monde, les apôtres d’un cosmos magique, qui nous initiaient aux savoirs de la Nature; mais il y avait cette autre tendance… hum, est-il besoin d’épiloguer?) Il fallait isoler les corps, disait-on, les protéger de la contagion. Trouver une façon d’être ensemble, mais séparément. Il n’y a qu’à voir se lever les rangées de ruches pour célibataires pour penser à cet idéal monachique proclamé de nouveau. Mais cette fois-ci, par les promoteurs immobiliers.

L’UQAM m’a toujours semblé mal à l’aise dans sa chemise de briques. La voilà donc qui adopte le virage numérique, pressée qu’elle est d’abandonner le monde physique, à la suite de l’Église. Va-t-elle migrer, elle aussi, par l’enseignement à distance, loin du cœur souffrant de la vieille ville? Devenir platement un abri de briques pour terminaux, une série de guichets pour l’infosphère? Les graffitis qui barbouillent les murs sporadiquement rappellent bien que ceux-ci n’existent déjà plus tout à fait. Les bâtiments sont agaçants, ils interrompent la communication! Il faut ouvrir des portes, monter des escaliers, fermer des lumières, laver des fenêtres, cesser de parler un moment… Perte de temps, d’énergie; et comme il en coûte de rénover, d’entretenir! Pourquoi ne pas tout simplement faire disparaître la matière agaçante dans le Grand filet sans fil?

Tout ce secteur est le chantier d’une dématérialisation galopante: qui se souvient que la place Émilie-Gamelin était, il n’y a pas si longtemps, le lieu d’un édifice en dur, d’un asile où l’on accueillait les nécessiteux du temps? Aujourd’hui, les mêmes clients y sont, mais les murs se sont volatilisés, l’asile est devenu virtuel, la même faune inassimilable hante le terrain, mais il n’y a plus de châssis ni de vitres pour voir dehors, pour checker la place. Il n’y a plus de dehors. Tout est transparent, de cette transparence crasse qui voile tout à la fin, qui transforme les corps en informations, en inforg (!), des nœuds d’informations à perfuser, à packager et à recracher au plus offrant. Les pauvres hères de la place Émilie-Gamelin sont comme des replicants en passe de manquer d’électricité, à défaut d’un réel souci pour eux. Un souci en dur.

Tout juste au nord-est, voilà la ruine brune et sale du terminus d’autobus Voyageur, qui me permettait autrefois de rejoindre ma grand-mère dans le Kamouraska. L’autobus parcourait l’autoroute 20 avec une autorité sidérante. Après une succession de courts transferts d’un véhicule à l’autre, le chauffeur du dernier bus me déposait à la porte d’une maison en bordure des battures, à un kilomètre de Saint-André. Inutile de dire que ce transport de proximité est aujourd’hui disparu. Il est touchant de penser que les fils d’une finesse si étendue reliaient le cœur de Montréal au salon en vieilles planches de ma grand-mère. Il y a fort à parier que le long rectangle de clapboard défraîchi abrite mille itinéraires fantômes à la capillarité exacerbée qui n’ont plus cours; il suffirait de fouiller dans les tiroirs des bureaux abandonnés des factotums du temple de l’autobus interurbain pour, peut-être, en trouver les traces. Cette ruine me donne à penser que notre rapport au territoire a changé et n’implique plus de livrer des petits garçons de la ville chez leur grand-mère de la campagne. Les territoires sont devenus des gros blocs qui coulissent les uns sur les autres dans une perspective de fluidification économique, industrielle, doctrine qui tend à concentrer et à accélérer les flux (de capitaux, d’informations) plutôt qu’à les dégraisser et les subtiliser.

Mais ça commence à devenir trop abstrait. Regarde devant toi…

Je longe cette masse brune et je suis projeté dans l’odeur des battures; le parfum de poussière et de bitume chauffé de la ville se mêle à celui des embruns du fleuve à la hauteur de Rivière-du-Loup. Ce bâtiment disgracieux et disgracié rappelle l’époque d’une communauté continue entre Montréal et les régions du Québec; il en était le cœur avoué mais mystérieux. Il avait sa garde prétorienne de robineux qui le servait et nous donnait, petits morveux, un avant-goût de la solitude impensable si on ne suivait pas la Voie juste. Des passeurs aux habits laminés par le frottement de deux mondes…

Aujourd’hui, n’y a-t-il pas une opposition insinuée (un abîme?) entre la ville et la région? Ou, au contraire, le bâtiment abandonné sert-il de mémento à une possible rénovation de ces rapports? Faut-il inventer d’autres rampes de lancement, d’autres cape Canaveral pour l’exploration extra-montréalaise? Oh oui, il y a la nouvelle gare d’autocars de Montréal, tout juste voisine, sur laquelle bute mon argument lamentable… C’est vrai; mais l’offre est chiche par rapport à ce qu’elle était. On va plus dans les coins, comme on disait des équipes de hockey qui tremblaient devant l’adversaire.

Enfin, le quatrième ventricule, la Grande bibliothèque qui respire doucement avec ses milliers de pensées rectangulaires, ses livres au garde à vous, légionnaires patients qui attendent les enfants dans la tiédeur des alphabets sûrs de leur fait. BAnQ résistera-t-elle au virage numérique? Pourra-t-elle encore faire confiance à l’aura des objets, au lent pèlerinage, à la montée patiente du désir de savoir enfin où repose le nom dangereux des choses? La montée vers le livre est-elle menacée par l’infomanie galopante? Cette dispersion énervée, frétillante, aveugle et satisfaite d’elle-même?

Est-ce que j’appartiens à une nouvelle mouvance luddite? Oh non, pas du tout! Mais non! J’écris ce billet maladroit sur un ordinateur récent, je consulte Internet à chaque heure, je suis traversé, transi d’informations, bien au fait de la voûte hypernerveuse de la pensée globale et globalisante, de cet immense réseau qui parle, s’efface, se recrée d’un bled à l’autre, d’une bulle à l’autre, sans répit, sans s’essouffler. Je me demande simplement ce qu’il advient des édifices et des maisons, des cadres de porte et des châssis de fenêtre à travers lesquels apparaissait le monde dans les institutions, écoles, asiles. Dans nos terrains partagés. Une ombre gigantesque de méfiance est tombée sur ces édifices malheureux, ces lieux du commun; c’est sombre, mal entretenu, ça ne nous concerne pas… ça n’appartient à personne, quand ça appartient à tout le monde. Logique tordue, cuisante, atterrante. Logique de mort. Tentation gnostique, vieille taupe qui hante toujours l’histoire?

Bon, je marche encore plus à l’est.

 


Alexis Martin a terminé sa formation d’acteur au Conservatoire d’art dramatique de Montréal en 1986. Depuis, il a œuvré sur de nombreuses scènes de théâtre, à Montréal, au Québec, en Europe et en Afrique. Il est codirecteur du Nouveau théâtre expérimental de Montréal depuis 1999. Il a écrit de nombreux textes pour le théâtre, dont Tavernes, Matroni et moi, L’Iliade d’Homère, Hitler, Extramoyen, Animaux et plus récemment Les morts, aux éditions Somme toute.

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