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Un autre coeur de Montréal

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Propos d'un dégrimé
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Vous vous souvenez? Le dégrimé a fait un tour succinct du vieux cœur latin de Montréal: UQAM, BAnQ, le terminus Voyageur, la place Émilie-Gamelin.

Il reprend maintenant sa marche. C’était annoncé dans le précédent numéro de LQ.

Laissant les vieux noms de Gamelin et de Berri de Montigny se disputer la préséance avec les rivaux modernes, les efficaces et compacts UQAM et BAnQ, le dégrimé remonte le talus: il passe de la basse-ville à la haute-ville, en suivant la rue Berri pour rejoindre la longue artère Sherbrooke, cet animal à sang froid qui serpente d’ouest en est. Le serpent fait le plein de préjugés à une extrémité pour connaître un accueil plutôt frais à l’autre bout, dans la Pointe-aux-Trembles. Un sillon de plus de 31,3 kilomètres qui offre des hôtels de luxe, des sièges sociaux ou épiscopaux, des échoppes de fast- food, des palais mineurs, de vieilles érections coloniales et des conciergeries de brique sales qui hébergent surtout des comptes de taxes foncières. Le dégrimé va ainsi suivre Sherbrooke pour, après une longue marche, bifurquer vers le nord-est, boulevard du Tricentenaire, et rejoindre le deuxième cœur battant de Montréal (à son avis), la mystérieuse citadelle d’une ville qui aime sentir le propre.

La station d’épuration des eaux usées J.-R.-Marcotte: un improbable complexe à la fine pointe de la gestion des déchets de la… mémoire.

Car c’est bien une mémoire de Montréal qui se dépose dans les longs bassins de décantation! L’eau est l’élément primordial, dit-on; c’est aussi la soupe finale… Loin des prétentions boursouflées de l’homéopathie, cette eau-là a une mémoire en dur, une vraie: dans les boues qui se déposent au fond des bassins de décantation sont inscrits tous les noms de la perte: les larmes, les glaires, la drogue, les hormones, les virus, le sang des ablations; l’alcool des compensations de toutes espèces; les lundis souffreteux, les samedis à corps perdu. Mille vagues ont amené ici les excrétions de mille destins, la vie est une besogneuse qui consomme beaucoup d’eau. Mais ce bouillon-là est un témoin bien contemporain, et le sillage des anciens canots d’écorce a cédé la place aux alluvions noires de la ville moderne. Tout engluée dans son culte du mouvement perpétuel, sa mobilisation effrénée, la ville n’a que faire de ce caviar pestilentiel fabriqué de ce qui ne passe pas. Lente épuration dont le projet s’opère au sortir des canaux d’évacuation qui convergent, comme une Venise gluante, sous l’asphalte. Il s’agit d’amener toute cette eau usée (l’équivalent d’un stade olympique par jour en termes de volume!), et de la nettoyer afin qu’elle retrouve son mouvement, son allant, que ça circule full pin; l’eau doit rejoindre sans trop de délai le grand fleuve pour soulever les porte-conteneurs, les cargos, les caboteurs, qui assurent le mouvement des marchandises.

«La station d’épuration des eaux usées J.-R.-Marcotte: c’est la troisième plus grande au monde. Elle traite 45% des eaux usées du Québec. Elle est en fonction 24heures sur 24 et son fonctionnement nécessite le travail de 350 employés.»

Deux immenses puits de quinze mètres de diamètre creusés dans le roc canalisent toute l’eau usée de la ville. Posé au-dessus de ces abîmes, un édifice en forme de soucoupe règne sur le domaine. Par les fe- nêtres supérieures, on découvre une série de longs bassins où l’eau décante. L’ensemble de la station est un domaine étrange, où science-fiction et antiquité, boue odorante et microprocesseurs se mêlent, une composition qui ressemble à une dys- topie inaboutie façon années quatre-vingt… À l’intérieur, une salle de contrôle où des ingénieurs lisent en continu des écrans; on monitore la patiente. Ils sont sur une passerelle qui surplombe un gigantesque intestin qui filtre, malaxe, dose un filtrat brun que la cité a régurgité la veille. L’eau, c’est la reine de ce jeu. Indifférente, elle se laisse malaxer, presser, cribler: le flux passe par une série de filtres pour aboutir dans les bassins où elle va chambrer un moment. On ajoute des produits pour provoquer la floculation, l’agrégation des matières encore en suspension, qu’on pourra ainsi séparer du liquide. Puis on récupère la boue plus lourde en raclant le fond des cuves. Il faut retrouver l’eau lustrale, la claire positivité des débuts, cette eau qui sert au baptême. Il faut lui refaire (se refaire!) une virginité.

C’est un processus de plus en plus rapide, qui demande une énergie folle: l’origine s’éloigne à mesure que les déchets s’accumulent…

Bientôt on injectera dans cette eau rédimée de l’ozone pour éliminer les dernières traces de pathogènes avant de la rejeter dans le fleuve, en espérant qu’elle aura oublié… Que nous aurons oublié. C’est un incessant travail pour refaire le Léthé qui mitige la mémoire des choses, pour recomposer une onde qui pulvérise regrets et inquiétudes. Mais le passé s’accroche, il reste des montagnes de boues sales qui s’accumulent dans des silos gris. On va la presser, la sécher, la transformer en granules. Après l’avoir chargée dans des camions, on va l’enfouir dans le sol en espérant que quelques divinités chtoniennes en feront leur pitance, accepteront cette obole de pauvre. Consommer, jouir, expulser, cacher, oublier.

Lavée de nos turpitudes, l’eau reprend sa course, il ne faut surtout pas interrompre les flux mondiaux; pourrait-on encore presser la chose, éviter la décantation? peut-être turbo-charger la nature à l’aide de micro-usines d’épuration, à un niveau moléculaire; en tapisser le lit des rivières, les gazons des stades, les banquettes de restaurant, le fond des conteneurs à vidanges? transformer la ville en un super rein capable de filtrer et nettoyer sans qu’on ait besoin de suspendre le cours des choses, jamais? ou encore, équiper nos corps de prothèses, faire en sorte que ce qui coule de nous soit aussitôt aseptisé? et pourquoi ne pas lancer au ciel les convois de déchets, qu’ils prennent leur orbite dans la suite des débris cosmiques qui hantent les espaces interplanétaires?

Ne pas arrêter en si bon chemin: il y a des corps en trop dans cette ville. On les voit partout, s’accrochant aux arbres, cherchant une preuve de leur existence. De métaphore du monde, le corps est devenu celle du grain de sable, de ce qui coince le réseau, retarde la grande connexion des esprits… L’avènement d’une nouvelle singularité, nous disent les prophètes californiens.

On pourrait imaginer un intercepteur spécial, jumeau de ceux qui collectionnent les eaux usées, avec de longs wagons chargés de passagers en attente de rédemption, tous les inadaptés de la ville; nos bénéficiaires du parc Émilie-Gamelin, les spectres de l’ancien terminus Voyageur, ils trouveraient là une salle d’attente chauffée et soulageraient la cité de leur présence déprimante. La station d’épuration J.-R.-Marcotte pourrait accueillir ces clients-là. On les placerait dans les bassins de décantation afin de les débarrasser de leur confusion. Les morceaux de songes durcis se détacheraient des corps pour chuter au fond des cuves. Suffirait de les racler et de les évacuer avec les autres boues. Grâce à des adjuvants bien dosés, leurs pensées toutes déflaboxées, cette charpie de sens étiolé pourrait floculer et composer enfin des bribes de sens…

Oh qu’il vienne ce train souterrain des éclopés, pour les rendre enfin à la décantation dernière. Que la ville enchifrenée par ces corps amoindris puisse rugir à nouveau.

On aurait enfin la station d’épuration qu’une ville de réputation internationale mérite.

Dans un prochain billet, le dégrimé poursuit son chemin plus loin vers l’est, jusqu’à la pointe de l’île. Il cherche les confins de l’île de Montréal, où existerait un caillou qu’il suffit de soulever pour que toute l’île suive et se dresse dans le ciel par un gigantesque effet de levier. Ça sera intéressant de voir ce qui tombera de ses poches ainsi retournées…


Alexis Martin a terminé sa formation d’acteur au Conservatoire d’art dramatique de Montréal en 1986. Depuis, il a œuvré sur de nombreuses scènes de théâtre, à Montréal, au Québec, en Europe et en Afrique. Il est codirecteur du Nouveau théâtre expérimental de Montréal depuis 1999.

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