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Un ancien regard sur la sexualité

Un ancien regard sur la sexualité

Le frère Marie-Victorin a entretenu une longue amitié scientifique et empreinte d’amour avec Marcelle Gauvreau, l’une des premières femmes travaillant dans les sciences naturelles au Québec.

Essai

Le frère Marie-Victorin a entretenu une longue amitié scientifique et empreinte d’amour avec Marcelle Gauvreau, l’une des premières femmes travaillant dans les sciences naturelles au Québec.

Un trésor d’archives

Conrad Kirouac, mieux connu sous le nom de frère Marie-Victorin, a marqué l’histoire du Québec par sa passion pour la botanique. Il nous a légué le Jardin botanique de Montréal, mais aussi un ouvrage scientifique majeur, La flore laurentienne, publié en 1935. Au-delà de cet héritage, il a aussi entretenu une longue correspondance avec son assistante et collègue Marcelle Gauvreau. Leurs échanges, foncièrement scientifiques, étaient parfois plus intimes et teintés d’un amour que la société d’alors ne pouvait tolérer. Ces deux intellectuels ne dédaignaient pas non plus d’aborder des questions scientifiques sur la sexualité humaine.

Comme le soulignent Yves Gingras, historien, et Craig Moyes, professeur à l’UQAM, dans l’introduction, cette publication de la correspondance entre Marie-Victorin et Marcelle Gauvreau donne un ensemble assez rare et unique dans l’histoire, à savoir un échange épistolaire où deux êtres dont la vie est rythmée en partie par la rigueur religieuse font leur éducation sexuelle à travers des observations scientifiques. La correspondance est aussi inusitée par sa forme: en effet, elle donne essentiellement à lire les réponses de Marie-Victorin reçues par sa correspondante. Qu’a-t-il fait de ses réponses à elle? Nous l’ignorons.

Analyser la sexualité

Les auteurs ont procédé à un découpage assez simple de la correspondance. Ils nous présentent en introduction les grands jalons de la vie de Marcelle Gauvreau et le contexte de sa rencontre avec Conrad Kirouac, qui lui a suggéré son parcours d’étude à l’Université McGill en 1935 et qui la dirigera toute sa vie dans ses activités de vulgarisation de la botanique. Dans un deuxième temps, toujours en introduction, ils mettent en lumière cette relation amoureuse platonique étonnante et qui aurait été incomprise si jamais elle avait été révélée au grand jour dans la société québécoise très catholique des années 1930-1940:

[Ces lettres] nous font non seulement mieux comprendre une époque importante de l’histoire du Québec, cette période précédant les timides initiatives d’éducation sexuelle qui prendront forme dans les années 1940 sous l’appellation pudique d’«éducation à la pureté», mais aussi découvrir une femme aujourd’hui méconnue dont la contribution à la culture scientifique du Québec a été importante.

S’étalant du 26 décembre 1933 au 22 février 1942 et présentées sur deux cent vingt pages, ces lettres nous font découvrir, à travers l’écriture à la fois scientifique et intimiste de Marcelle Gauvreau, son dévouement aux recherches de Marie-Victorin tout comme ses observations relatives au corps féminin, notamment les réactions pendant les premiers émois sexuels. À titre d’exemple, dans sa longue lettre du 21août 1936, elle raconte en détail les réactions physiques de son amie, surnommée simplement D., qui lui parle de ses relations sexuelles avec son mari. Gauvreau explique les premières réactions d’excitation sexuelle au moment des préliminaires, soit les baisers, et décrit les écoulements vaginaux qui, selon l’amie en question, tendent à être moins fréquents au fur et à mesure que l’on s’habitue à embrasser un homme.

Toujours dans la même lettre, Marcelle Gauvreau s’intéresse ensuite au coït, aux douleurs pendant de la pénétration et à l’envie d’uriner après les ébats. Elle n’hésite pas à ponctuer son récit analytique de commentaires personnels, qui peuvent, avec notre regard d’aujourd’hui, nous paraître très naïfs: «Je m’étais figuré assez exactement les positions de copulation, du moins la position civilisée ou orthodoxe. Mais je n’avais pas pensé aux rapports postérieurs, et je m’inquiétais pour les petites femmes qui ont de gros maris.»

C’est ce mélange de curiosité scientifique, d’ignorance des rapports sexuels (puisque Marcelle Gauvreau ne s’est jamais mariée) et de témoignages souvent spontanés de son affection pour Marie-Victorin qui font de ce livre une référence en histoire unique en son genre. Grâce à la chronologie des lettres de Marcelle Gauvreau, nous voyons évoluer, au gré des années, à la fois la relation personnelle entre elle et Marie-Victorin et leur meilleure compréhension du corps de la femme. Nous découvrons aussi, en creux, le paradoxe de la société québécoise à une époque où elle est dominée par les dictats religieux. On ne parlait alors pas ouvertement de sexualité. Toutefois, lorsque les femmes se confiaient à Marcelle Gauvreau, leur langage descriptif n’avait rien à envier à ce que nous entendons tous les jours au XXIe siècle!

Ce recueil épistolaire historique, bien que parfois lourd dans son arrangement, s’impose comme une publication nécessaire afin de nous aider à mieux comprendre l’intimité dans les foyers québécois au cours des années 1930-1940. ♦

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Marcelle Gauvreau
Montréal, Boréal
2019, 280 p., 29.95 $