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Triangularités du désir

Triangularités du désir

En lisant Bermudes, on s’aperçoit bien vite que le grand absent du titre est le mot «triangle»: celui où, selon la croyance populaire, s’évanouissent énigmatiquement de nombreux navires.

Roman

En lisant Bermudes, on s’aperçoit bien vite que le grand absent du titre est le mot «triangle»: celui où, selon la croyance populaire, s’évanouissent énigmatiquement de nombreux navires.

Comme le célèbre triangle qui relie l’archipel caribéen à Miami et à San Juan, celui esquissé par l’écriture de Claire Legendre [NDLR: L’autrice est également chroniqueuse à LQ] est une figure implicite, dont les contours sont tracés par les disparitions qui s’y jouent. Car des triangles – surtout amoureux –, il n’en manque pas au cœur de Bermudes. Dans l’ouvrage, découpé en trois parties, ils font office de modèles structurants: le premier raconte la relation adultère de la narratrice avec Jan et sa rupture avec Romain; le deuxième concerne la manière dont la protagoniste s’amourache d’un politicien marié et émotionnellement indisponible, Jacques; le troisième naît entre la narratrice et le musicien Zachary Robinson (dans ce cas-ci, le troisième terme est autant sa vie de famille californienne que son existence dissolue d’artiste).

Mais ces amours non réciproques – et peut-être éprouvés justement en raison de leur impossibilité à se réaliser pleinement – sont tous motivés par un triangle plus grand, qui semble les englober et lier la narratrice à une autre. En effet, cette suite d’hommes décevants constitue un chemin par lequel elle tente de rejoindre la mystérieuse Nicole Franzl (surnommée Franza), qui explique son exil à Montréal et dont elle veut rédiger la biographie.

Être l’autre femme

Bermudes commence à la manière d’une enquête, ou d’un projet d’enquête encore naissant: à la découverte d’une écrivaine allemande relativement méconnue et disparue lors d’un séjour au Québec en 2005, la narratrice – le pacte autofictionnel livré en avant-propos ainsi que les concordances avec les éléments biographiques fournis par le paratexte nous autorisent à en faire l’avatar de Claire Legendre – se lance sur ses traces. Très vite, elle se met plutôt à la chasse aux prétendants, ce qui occasionne une série de déconfitures, dont le compte rendu témoigne d’une capacité d’autodérision autant que d’un sens de l’observation acerbe.

Ne se contentant pas de parcourir les lieux qu’a connus Franza ni de collecter des informations à son sujet, la narratrice s’entiche de ceux qui ont été les anciens amants de sa biographiée (tel Jacques) ou avec qui elle reproduit une structure relationnelle nouée par l’autrice germanophone: c’est le cas de son histoire avec Zachary, qu’elle assimile à la passion de Franza pour un musicien chicagolais. Ces relations avortées sont une façon pour elle de devenir un sujet autant que de suivre les traces de l’écrivaine qu’elle admire. Plutôt que de lui permettre d’incarner Franza, ces hommes renvoient la narratrice à sa propre expérience d’exilée, de femme continûment mobile ou déplacée (l’artiste en tournée internationale, le politicien en voyage). À la manière d’une chorégraphie de la douleur amoureuse, la protagoniste écrit moins une biographie qu’elle ne reproduit une vie.

Retrouver le Nord

Au lieu de comprendre l’existence de Franza au prisme de son expérience personnelle, elle opère un mouvement inverse et réinterprète sa propre vie en fonction de celle de l’écrivaine germanophone. Cette identification transformatrice culmine à la toute fin du roman: lors d’un séjour sur la Côte-Nord, la narratrice, arrivée à la limite séparant le Québec du Labrador, prétend s’appeler Nicole. Une telle permutation cyclique n’est pas sans rappeler celle qui clôt l’excellent Triangle d’hiver (Minuit, 2014), de Julia Deck, peut-être, au-delà de la géométrie narrative, en raison de la résonance possible entre les titres respectifs des livres.

Brisant à demi le pacte autofictionnel, cette déclaration indique en fin de compte à quel point la première femme s’est en quelque sorte déversée dans la seconde, lors d’une disparition dont la conclusion de Bermudes ne dit pas si elle est pleinement partagée par les deux personnages. Ainsi, l’excipit, à la frontière ultime d’un territoire géographique et livresque, se situe aussi à l’extrême bordure du terrain fictionnel en fracturant l’identification préalable entre autrice et protagoniste, dans le mouvement même qui fortifie celle unissant la narratrice à Franza.

Intitulée «No man’s land», cette portion de l’œuvre renvoie peut-être autant à la disparition bénéfique de la ribambelle d’amants qu’à l’absence de vie humaine au port de Blanc-Sablon. Quelle qu’elle soit, l’absence n’est pas la seule différence opposant cette partie à celles qui précèdent. Son ton plus documentaire, près de l’entrevue, décentre le regard de la narratrice, qui se pose désormais sur des expériences étrangères à la sienne, majoritairement celles des habitants de l’île d’Anticosti. Comme une Svetlana Alexievitch du Grand Nord, Legendre recueille leurs paroles sous les latitudes d’un autre triangle, dans cet espace où, plus que Franza, ils sont les véritables disparus sociaux.

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Claire Legendre
Montréal, Leméac
2020, 216 p., 24.95 $