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Territoires fétiches

Délier les lieux, un titre comme une promesse d’autonomie, des poèmes comme quelques arpents. Et si on portait plus attention aux endroits que l’on fréquente?

Poésie

Délier les lieux, un titre comme une promesse d’autonomie, des poèmes comme quelques arpents. Et si on portait plus attention aux endroits que l’on fréquente?

«S’abandonner aux lieux ne va pas toujours de soi», écrit Hector Ruiz en ouverture de ce collectif qu’il dirige. C’est d’après cette contrainte, cet abandon, que le poète et membre de l’atelier de géopoétique La traversée décide de faire entendre les voix de poètes désirant, comme lui, tendre l’oreille. Avant de devenir un livre, Délier les lieux a été un événement, un moment, une performance. Les écrivaines et écrivains conviés dans différents endroits du Plateau Mont-Royal lors du 18e Festival de poésie de Montréal en 2017, afin d’y vivre une «expérience d’infiltration», ont pu ainsi écrire et créer pour témoigner des reliefs qui nous entourent.

Entre Les verres stérilisés, bar mythique de la rue Rachel, et un banc à la sortie du Cinéma du Parc sur la rue Prince-Arthur, il y a un monde à cartographier, aux divers accents et aux multiples histoires. Non sans rappeler le géomètre, ce poète-arpenteur, aurais-je envie de l’appeler, qui erre dans les pages du recueil Territoires fétiches de Marcel Labine, chaque poète de Délier les lieux — Félix Durand, Corinne Larochelle, Dominic Marcil, Geneviève Nugent, Laurance Ouellet Tremblay, Maude Veilleux et Hector Ruiz — désire témoigner de la mobilité poétique des points fixes que l’on peuple chaque jour.

Renversements

«Que fait un artiste sinon se préparer, essayer d’être là, se rendre compte un peu?» Peu d’exergues auraient pu mieux mettre la table pour ce collectif que cette citation de Renversements publié par René Lapierre en 2011. C’est d’un renversement que témoigne Dominic Marcil dans «Faux raccords» lorsqu’il écrit: «Je recense dans mon carnet tous les mots que je perçois depuis ma position.» Le poète n’est plus créateur d’images ou placardeur de mots sur un réel, bien au contraire, il pêche, attend, écoute. D’un point fixe, les mots adviennent. Usant des notes de bas de page dans sa suite poétique, Marcil rappelle Le guide des bars et pubs de Saguenay (Le Quartanier, 2016) de Mathieu Arsenault, où la déconstruction du lieu existe à même la page du poème. Comme Marcil, Hector Ruiz et sa suite «Mes revers» fréquente un lieu connu qu’il ne souhaite ni cacher ni camoufler. Errant entre les rayonnages de L’Échange, cette bouquinerie de l’avenue du Mont-Royal, il épie les tablettes à la recherche de réponses. Au détour d’une phrase de Nabokov, Ruiz est tranchant: «Émigrer tache./Écrire aussi./Deux saletés conjuguées en un même espace.» Ainsi, le lieu passant et public ainsi que le lieu réflexif et intime ne font qu’un, sur les étalages d’une librairie où les livres n’attendent qu’oreilles pour raconter leurs histoires.

Si ces deux premières suites poétiques placent rapidement et clairement l’endroit proposé par la contrainte, ce n’est pas le cas pour la majorité des textes. L’errance dans une ruelle de Geneviève Nugent est une belle découverte dans «Les lieux qui nous ont brisés ont tous la même lumière», mais on se désole par contre que le vers le plus fort serve de titre ici, on aurait tant préféré le découvrir dans son habitat naturel. Reste que cette marche dans une ruelle anonyme, comme il y en a mille dans ce quartier, est bien menée, et qu’on se reconnaît dans ce voyeurisme amateur: «On dirait des rénos/mais c’est des restes de chicane».

Instantanés

Plus on avance dans le recueil et moins les lieux sont clairs. La suite poétique de Laurance Ouellet Tremblay est efficace, mais trop mince pour nous faire errer dans son Dièse onze, ce bar de jazz sur Saint-Denis. Les cinq poèmes qui forment la suite nous laissent sur notre faim, comme si la soirée avait à peine commencé. Félix Durand, quant à lui, s’annonce comme l’une des voix les plus fortes du collectif avec «Possibilité du feu», un texte contenant une grande puissance d’évocation: «Qu’on se pende ici ou ailleurs, cela n’aura aucune incidence sur la nuit.»

Il est pourtant malheureux que le texte s’insère difficilement dans le recueil, le lieu semblant inexistant tant le lecteur manque de contexte. «Sens dessus dehors» de Corinne Larochelle s’avère l’une des suites les plus faibles du livre: le découpage des textes cherchant plus d’effet que les vers eux-mêmes, le travail se retrouve plus présent sur la page que sur le poème en soi. Quant aux poèmes de Maude Veilleux, «Des corps à prendre», ils surprennent par leur honnêteté. La démarche de Veilleux s’alliant à merveille avec l’agenda géopoétique du recueil, on retrouve la quotidienneté disséquée à même les vers; l’un des beaux passages du livre.

Délier les lieux possède les défauts de ses qualités. Le livre rassemble dans ses pages un moment, une performance, mais, par le fait même, manque de contexte et d’enrobage. On ne saurait dire si un meilleur dispositif de présentation des suites aurait pu être bénéfique, mais on se réjouit tout de même de savoir ce recueil existant, comme des instantanés volés au déferlement du réel. ♦

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Collectif
Montréal, Triptyque
2018, 100 p., 16.95 $