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Tandis que la démocratie libérale agonise

Tandis que la démocratie libérale agonise
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En 1997, lorsque Tony Blair est arrivé au pouvoir au Royaume-Uni, à la tête d’un parti de gauche réformé, il a réuni d’éminents environnementalistes britanniques afin de les consulter sur les mesures à prendre pour prouver sa détermination à lutter contre le dérèglement climatique. Un geste simple qui marquerait les esprits, lui ont-ils répondu, serait d’interdire les ampoules incandescentes. À ce qu’on raconte, Blair, estomaqué, a écarté du revers de la main cette proposition. On sait aujourd’hui qu’elle est inefficace, mais c’est en invoquant un motif tout autre que son inutilité que le premier ministre l’a rejetée: l’idée, dit-on, lui semblait trop radicale1. Quelle réforme lumineuse peut-on espérer d’un gouvernement qui considère impossible de remplacer de simples ampoules?

Monsieur Blair, dites-nous, combien faut-il de travaillistes pour changer une ampoule?

Tony Blair: Mais pourquoi changer une ampoule qui marche?

On l’a oublié aujourd’hui, mais le retour au pouvoir des travaillistes, après le raz-de-marée du thatchérisme, a suscité beaucoup d’espoir dans les années 1990. Blair, jeune père de famille souriant, dynamique, progressiste, peut-être même au point de s’opposer à la monarchie, annonçait le renouveau de la démocratie sociale. Le vent tournait. En France, les socialistes de Lionel Jospin venaient de remporter les législatives en promettant de «changer d’avenir». Les optimistes souriaient, la gauche se remplumait. Mais on s’est assez rapidement aperçu qu’un tel programme – changer d’avenir – n’engageait à rien, puisque personne ne sait de quoi le futur sera fait. En réalité, la révolution conservatrice des années 1980 était trop bien installée pour être freinée; désormais, c’étaient les marchés financiers et le capitalisme globalisé qui opéraient le vrai changement. En 2001, lors d’un débat électoral diffusé par la BBC, une journaliste exaspérée par le premier mandat des travaillistes a déclaré: «Blair croit à la privatisation autant que Thatcher.» Charles Moore, rédacteur en chef du journal conservateur The Daily Telegraph, lui a rétorqué, du tac au tac: «Margaret Thatcher croyait à la privatisation. Tony Blair, lui, aime les riches.» Est-ce ce qu’on appelle un progrès?

Le premier ministre britannique avait beaucoup de points communs avec le président américain Bill Clinton, dont la victoire en 1992 aurait dû signer l’arrêt de mort du reaganisme. Les deux hommes étaient de véritables charmeurs de serpents, ils dominaient avec une aisance déconcertante la joute de la communication politique. Ils discouraient avec conviction sans que l’on sache ce qu’ils avaient en tête. C’étaient des maîtres de la formule, des phrases clinquantes, éclatantes, excitantes, qui résonnaient bruyamment dans l’espace de plus en plus creux du débat démocratique. Bill Clinton parlait avec émotion de l’avènement d’un monde nouveau, libéré des menaces apocalyptiques de la guerre froide. Une société mondiale, post-tribale, ouverte sur tout, inclusive. Son administration promettait la fin du Big Government, elle coupait dans les services publics, décuplait le coût de l’éducation supérieure, planifiait la désindustrialisation du pays, réprimait les pauvres, déréglementait le capitalisme et affranchissait la haute finance. Mais Clinton poursuivait ce programme avec modération et charité, voire avec un brin de culpabilité. Il compatissait. I feel for you, avait-il lancé lors de sa campagne de 1992 à un sidéen. Ce serait son credo, sa marque de commerce, l’empathie, la sollicitude, la proximité chaleureuse et rassembleuse.

C’est un trait remarquable de cette époque que d’avoir transformé la politique de gauche en une lutte, non pour le changement de la société, mais pour le changement de soi. La pensée critique emboîtait le pas et se refondait selon les préceptes de l’apparence et du bien-être individuel. Il s’agirait désormais de révolutionner le langage et les perceptions, à défaut d’agir sur la société. L’image de soi revêtait une importance décisive pour l’égalité des chances accordée à chacun dans le combat pour se hisser au sommet d’une hiérarchie sociale qu’on ne remettrait plus en cause. La politesse et la sollicitude clintoniennes devenaient subitement la règle. Aveugle, handicapé, gros: ne peut-on pas remplacer ces mots par des synonymes moins offensants? Aux États-Unis, les prisons se remplissaient de N Word, tandis que les excès de déférence, les convictions molles et les remords sélectifs devenaient le signe distinctif du démocrate moyen – lequel se consolait en regardant ses fonds de pension croître avec les indices boursiers.

Pendant que la critique déconstruisait des symboles et qu’au gouvernement, on déboulonnait les institutions de la société, l’extrême droite fabriquait des explosifs pour pulvériser les bâtiments publics. Le 19avril 1995, une bombe a soufflé un édifice de l’État fédéral à Oklahoma City. Bilan: 700 blessés, 200 morts. Un paranoïaque – marque distinctive de la droite radicale – avait pris au pied de la lettre la métaphore néolibérale selon laquelle l’émancipation individuelle exige le sacrifice du monstre gouvernemental. «Pourquoi y aurait-il autre chose que mon fusil entre moi et les autres», pensaient ceux et celles qui s’en allaient gonfler les rangs des milices, jetant les bases d’une stupéfiante théorie sociologique.

L’égalité démocratique a toujours engagé le développement de la libre personnalité. Les deux idéaux sont indissociables. Mais depuis Périclès au moins, on sait que l’on risque fort de perdre l’une et l’autre si l’individualisme dégénère en égoïsme. En grand détracteur de la démocratie, Platon prenait un malin plaisir à décrire comment celle-ci pouvait mener à la tyrannie. Si chacun se soumet à l’autorité de son sentiment et de ses émotions, si tous chérissent leur liberté comme le plus beau de tous les biens, alors, présageait-il, l’enseignant craindra les jeunes, les animaux mêmes commanderont aux hommes, et le citoyen s’inclinera devant l’âne dans l’espace public.

Des bourriques, il n’y en avait pas beaucoup dans les rues de l’Amérique des années 1990. En revanche, il n’en manquait pas devant les micros et les caméras. Les radios poubelles déversaient déjà leur fiel sur les ondes au temps de Clinton. Elles faisaient commerce des injures et d’une colère qui aveugle et pousse à la violence. L’essor de ces médias radicaux, avec leurs millions d’auditeurs et leurs vedettes controversées, comme Rush Limbaugh, avait été rendu possible par l’abrogation, sous le gouvernement Reagan, de la Fairness doctrine, une politique fédérale datant de 1949 qui obligeait les détenteurs de permis de diffusion radiophonique à traiter l’information de manière honnête, équitable et équilibrée. Une telle contrainte, avaient estimé les législateurs, entravait la liberté d’expression et nuisait outrageusement à la libre entreprise.

Ainsi, la polarisation politique est-elle devenue une manne. Elle permettait aux milliardaires d’engranger des fortunes tout en exerçant une influence grandissante sur l’opinion publique. Rupert Murdoch a saisi l’affaire. Il a fondé Fox News en 1996, pour offrir, soutenait-il, un contrepied aux médias conventionnels américains, qui n’étaient à ses yeux que des organes de propagande du Parti démocrate. Depuis, la vision conservatrice d’un monde qui s’abîme dans un vaste affrontement partisan a conquis les esprits. Partout, des vedettes s’époumonent pour radicaliser la droite dans des médias où l’on a par ailleurs totalement cessé de pratiquer le journalisme. L’idée selon laquelle le débat public n’est qu’une guerre d’opinion, de persuasion et de manipulation des perceptions s’est enracinée. Avec Fox News, Murdoch a grandement contribué à l’élection de Donald Trump, comme, par deux fois, à celle de George W. Bush. Aujourd’hui, on peut dire que sa chaîne sert d’amplificateur à la voix de Trump, banni des réseaux sociaux. C’est d’ailleurs le seul média qui rechigne à diffuser les audiences de la Commission de la Chambre des représentants sur l’insurrection du Capitole du 6 janvier 2021.

À la veille des élections de 1936, Roosevelt dénonçait les «vieux ennemis de la paix – le monopole commercial et financier, la spéculation, les opérations bancaires hasardeuses, l’antagonisme de classe, […] les profiteurs de guerre – tous ceux [qui] avaient commencé à considérer le gouvernement des États-Unis comme un prolongement de leurs affaires privées». Il affirmait «qu’il est tout aussi dangereux d’être gouverné par l’argent organisé que par le crime organisé». En pleine crise économique, sur fond de bruits de bottes un peu partout dans le monde, Roosevelt comprenait que la légitimité de la démocratie tient à sa capacité à atténuer les injustices du capitalisme. Partout aux États-Unis s’affirmait la volonté d’enraciner les valeurs démocratiques dans la vie sociale.

Le conservatisme qui domine aujourd’hui la vie politique soutient précisément le contraire. En quarante ans, il a imposé l’idée que c’est en consolidant l’économie de marché et le capitalisme qu’on sert la démocratie. Il a même cru terrasser le communisme chinois avec les capitaux occidentaux. C’est dire! Pendant ce temps, l’élite progressiste subordonnait elle-même sa loyauté à l’État de droit aux bénéfices personnels qu’elle pourrait en tirer, faisant de la défense frénétique des droits de la personne l’ultime planche de salut de l’émancipation.

Aujourd’hui, la gauche et la droite se disputent le cadavre de la démocratie; chacune à sa manière s’appuie sur l’individu, ses perceptions, ses certitudes, ses habitudes, ses biais cognitifs, comme le veut le langage psychologisant de l’époque. Profits, tyrannie de la majorité, appropriation, liberté d’entreprise, liberté de porter des armes, droit de dire des insanités ou de ne pas les entendre, moi, en tant que personne ceci ou cela, dans les débats, tout retourne à soi. Trump a prétendu redonner à l’Amérique sa superbe. Mais quand la sécurité de l’État lui a dit qu’il fallait intervenir, car une foule armée se rassemblait près du Capitole, il a répondu que c’était inutile puisque ces gens armés n’étaient pas venus pour lui faire du mal à lui. Aucun outrage n’était commis à l’endroit de sa personne, donc il n’y avait pas de mal.

Les conservateurs, déplorait déjà Tony Judt dans les années 2000, «produisent une politique bestiale que les libéraux recouvrent d’une feuille de vigne éthique. Il n’y a vraiment pas d’autres différences entre eux.» Le vent d’extrême droite souffle désormais si fort qu’il n’est pas assuré que la feuille de vigne tienne longtemps en place. Les libertés personnelles et les mécanismes institutionnels destinés à prévenir les dérives autoritaires de l’État sont aujourd’hui partout dénoncés comme des entraves à la prospérité et à l’ordre moral, et non pas défendus comme les conditions de son partage démocratique. Le populisme assimile les libertés collectives à des actes de volonté pure, la nation à la puissance. Dans un combat où les uns s’appuient sur la puissance de la propriété et des profits, et où les autres s’arc-boutent sur leur conscience morale, on voit d’emblée qui l’emportera. Si on n’y prête pas garde, avec le vent qui souffle de plus en plus fort, avant longtemps, l’empereur sera nu.

 


Mark Fortier est sociologue. Il a pratiqué un temps le métier de journaliste, puis donné des cours à l’Université du Québec à Montréal et à l’Université Laval. Il est aujourd’hui éditeur chez Lux. Il a décidé de devenir chroniqueur à LQ pour s’assurer une retraite dorée, calcul qui a provoqué l’hilarité de ses enfants.

  • 1. Melissa Lane, Eco-Republic: What the Ancients Can Teach Us about Ethics, Virtue, and Sustainable Living, Princeton et Oxford, PUP, 2012.
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