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Suite morcelée

Entre une mère déséquilibrée, des amitiés au long cours et la biographie controversée d’un artiste consacré, Thomas Desaulniers-Brousseau signe un premier roman instable.

Roman

Entre une mère déséquilibrée, des amitiés au long cours et la biographie controversée d’un artiste consacré, Thomas Desaulniers-Brousseau signe un premier roman instable.

Journaliste, le narrateur du livre Le fond des choses enquête sur les allégations de pédophilie portées contre Michel S. Painchaud, un artiste décédé devenu une icône nationale. Cette histoire fait directement référence à celle du cinéaste québécois Claude Jutra, dont la réputation a été mise à mal par une biographie écrite par Yves Lever et parue en 2016 à Boréal. La question a déjà maintes fois été posée, mais elle conserve sa pertinence: peut-on séparer l’artiste de l’œuvre? Le fond des choses n’apporte pas de réponses, il n’a pas à en donner. Toutefois, le roman introduit l’idée qu’un événement ne recèle pas de vérité propre lorsqu’il est récupéré par l’opinion publique: il est toujours teinté par les mots qu’on utilise pour en tisser le récit et par l’interprétation dudit récit.

L’absence de boussole

Au fil de ses recherches, le principal protagoniste expose des pans de son existence où l’on retrouve souvent son amie Odile, figure constante qui le relie au monde extérieur, et Christophe, un ex-coloc qui le ramène aussi du côté réel du miroir. Car le narrateur est tenaillé par une angoisse qui sourd en lui, court-circuitant ses relations et le confinant à sa solitude. Les problèmes de sa mère bipolaire l’empêchent de donner une direction à sa vie. Enfin, ses quelques tentatives pour sortir avec des filles meurent toujours dans l’œuf.

Engoncé dans l’indécision, le person-nage s’enlise dans ce qu’on ne pour-rait pas franchement appeler de l’amertume, mais cela s’en approche: «J’ai pensé à ma vie comme à un long couloir où je faisais des allers-retours.» À l’image de ce va-et-vient continuel, le roman navigue d’une situation à l’autre sans jamais prendre appui sur une structure narrative. Chaque chapitre commence avec force, l’écriture est maîtrisée, et Thomas Desaulniers-Brousseau sait indéniablement capter l’attention des lecteur·rices, tant dans la narration que dans les dialogues. Cependant, aucune orientation claire n’est prise de la part de l’auteur. Son protagoniste ne suit aucune route. Au fil de la lecture, on reste en attente que les morceaux soient rapiécés, que des liens se forment.

Les personnages secondaires, en particulier les jeunes femmes, semblent interchangeables. Ainsi, Anouk, Marie, Justine et Geneviève ont bien une personnalité propre, mais pas suffisamment distincte pour leur donner une certaine substance, si bien qu’elles finissent par constituer une seule et même silhouette floue. Qui plus est, les interrogations qui surgissent (aléatoirement, on dirait) sur l’homosexualité potentielle du narrateur n’aboutissent pas non plus à une forme de résolution.

Autocritique

Après avoir quitté le milieu du journalisme, le narrateur accepte des contrats de traduction. Il écrit parallèlement le livre que nous tenons entre les mains. Cette mise en abyme expose les failles de l’œuvre et en propose une analyse lucide et étonnante:

C’était un élagage acharné dont le résultat n’avait rien d’esthétique; il était une suite de symboles froids, dont on ne pouvait qu’espérer que les gens s’y projettent.

Si le dicton veut qu’une faute avouée soit à moitié pardonnée, il ne réussit pas à nous convaincre dans ce cas-ci. La mise en abyme renforce plutôt l’impression que nous sommes devant un roman qui cherche sa destination et peine à la trouver.

En revanche, la plupart des scènes acquièrent un intérêt primordial grâce à l’acuité du jugement du narrateur. La mélancolie latente qui l’habite l’amène à poser sur les événements un regard sensible, et ses réflexions entraînent cet élan évoqué par le titre du livre: aller voir sous la surface des choses. C’est particulièrement notable au cours des moments que le personnage principal vit avec sa mère et lorsqu’il aide son beau-père avec la plantation d’un verger. Dans ces passages, les perspectives s’ouvrent, et l’on accède à une intimité chère qui ajoute une profondeur et une dimension émotionnelle au héros.

Desaulniers-Brousseau parvient à alimenter les pistes soulevées sur le rôle de l’art et la célébrité, ce qui aurait pu constituer l’axe majeur de l’œuvre tant les possibilités liées à ces thèmes sont vastes. Le sujet des agressions sexuelles, qui permet de soupeser la notion de consentement et celle, plus délicate, de la transposition des dénonciations de la sphère privée à l’arène publique, est également très pertinent. Cela dit, la trame principale du livre, centrée sur ces questions, se délite à cause des histoires secondaires et d’autres éléments narratifs qui fragmentent l’essence du propos. Ce qui achoppe trop souvent dans Le fond des choses, ce ne sont sûrement pas les bonnes idées, mais leur multiplication, qui risque de perdre les lecteur·rices et de les laisser sur leur faim.

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Thomas Desaulniers-Brousseau
Montréal, Les Herbes rouges
2021, 296 p., 26.95 $