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Splendeurs et misères des bâtisseurs

Splendeurs et misères des bâtisseurs

Tout en explorant de nouveaux territoires littéraires, Kevin Lambert parachève un monument d’ambiguïté morale et de complexité politique avec Que notre joie demeure.

Roman

Tout en explorant de nouveaux territoires littéraires, Kevin Lambert parachève un monument d’ambiguïté morale et de complexité politique avec Que notre joie demeure.

Ce livre marque une évolution par rapport aux romans précédents de Kevin Lambert. L’écrivain s’éloigne du Saguenay–Lac-Saint-Jean et campe son récit à Montréal, devenu l’épicentre d’un scandale qui cristallise les obsessions – et les contradictions – de l’Occident contemporain.

Tu brûleras ce que tu as adoré

Le roman évoque le destin de Céline Wachowski, architecte connue autant pour ses réalisations prestigieuses que pour l’émission qu’elle anime sur Netflix. Elle se retrouve au cœur d’une tourmente médiatique parce que les Ateliers C/W, qu’elle a fondés, construisent, dans la métropole québécoise, le siège social de Webuy, avatar fictionnel d’Amazon. Une journaliste américaine fait paraître une série d’articles dans lesquels elle met au jour les failles éthiques de la «starchitecte», maître d’œuvre d’un projet favorisant la gentrification et emblème d’une mondialisation qui participe à l’aggravation des inégalités, notamment par l’évasion fiscale. Il n’en faut pas plus pour que Wachowski soit jetée au bas de son piédestal: objet de fierté, incarnation d’une réussite à la québécoise, l’architecte est alors une figure honnie, rejetée par le grand public et par la plupart de ceux et celles qui ont profité de son succès. Le siège social de Webuy, qui devait être le chef-d’œuvre de Wachowski et faire rayonner sa ville de naissance, devient, dans un renversement tragique, la cause de sa chute.

Alors qu’il se situait plutôt du côté des dominé·es dans ses romans antérieurs, l’auteur dépeint ici une élite sociale et nous donne accès aux points de vue d’une dizaine de personnages gravitant autour de Wachowski, comme son amie d’enfance Dina, elle-même entrepreneuse en informatique et mariée à un patron; Pierre-Moïse, son bras droit aux Ateliers C/W; ou encore Gabriela, une jeune architecte qui refuse de se soumettre aux diktats de sa mentore.

Que notre joie demeure s’éloigne de Victor-Lévy Beaulieu et de Jean Genet pour se rapprocher de Marie-Claire Blais et de Marcel Proust. La première partie du livre, fête crépusculaire où l’on glisse subtilement d’un point de vue à l’autre, rend hommage au cycle Soifs (Boréal, 1995-2018): l’écriture ample, sinueuse, paraît même traversée par le souffle spectral de la grande disparue. Par la suite, c’est avec À la recherche du temps perdu (1913-1927), lecture de chevet de Wachowski, que l’œuvre entre en dialogue. En brossant le portrait d’un microcosme social, Lambert tente lui aussi de saisir l’esprit d’une époque hantée par l’idée de déclin. Il met son talent de prosateur au service de la satire, comme on le voit à la fin du roman, lors du repas d’anniversaire de Céline, véritable moment d’anthologie.

Fleurs du mal

On ne retrouvera (presque) pas, dans Que notre joie demeure, la sexualité mêlant Éros et Thanatos qui distinguait les autres opus de l’écrivain. Pour autant, l’œuvre reste marquée par une esthétique de l’ambiguïté: il est particulièrement difficile d’y différencier le bien du mal, et la beauté peut jaillir de la destruction; la grandeur, de l’abject.

Cette ambiguïté caractérise d’abord le personnage principal. Céline Wachowski est-elle une créatrice généreuse ou un monstre d’égoïsme? Une figure libertaire ou un tyran? Une intellectuelle progressiste ou le symbole des pires travers du capitalisme contemporain? Tout cela à la fois, sans doute, car Lambert refuse de réduire sa protagoniste à l’une ou l’autre de ses facettes: Que notre joie demeure est le sublime portrait d’une femme dont nous découvrons peu à peu la mémoire vénéneuse.

Cette recherche de la complexité vaut aussi bien pour les allié·es de Wachowski que pour ses détracteur·rices: même si aucun personnage n’est épargné, l’auteur sait échapper à la caricature. Le livre met bien en évidence tant la violence des riches, qui dansent au bord de l’abîme, que la mauvaise foi des belles âmes, qui se contentent de déboulonner des statues et de passer légèrement d’une polémique à l’autre, sans s’attaquer aux fondations de ce qu’elles entendent dénoncer.

Il est particulièrement difficile d’échapper à la métaphore architecturale pour évoquer Que notre joie demeure. Wachowski peut être vue comme le double de l’écrivain, et la description du siège social de Webuy, au cœur de l’œuvre, comme une mise en abyme du roman. De même que le bâtiment, rigoureux et organique, agence des niveaux multiples et révèle des perspectives inattendues sur le paysage urbain, Que notre joie demeure parvient à articuler une écriture de l’intime, qui adhère aux émotions et aux sensations des personnages, et des séquences d’analyse, dans lesquelles les ressorts politiques et économiques de l’intrigue sont mis au jour, sans lourdeur ni didactisme. Kevin Lambert signe un grand livre dialogique qui modifie et enrichit considérablement le point de vue des lecteur·rices sur leur propre réalité.

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Kevin Lambert
Montréal, Héliotrope
2022, 384 p., 28.95 $