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Souvenirs de Federico García Lorca

Souvenirs de Federico García Lorca
Nouvelle

René-Daniel Dubois, avant même d’y avoir mis les pieds, connaissait sans doute Madrid mieux que moi (j’y avais déjà passé, par à-coups, plusieurs mois de ma vie).

Il avait atterri ce matin-là à Barajas et nous avions convenu qu’après une sieste de quelques heures, il me rejoindrait au Nuevo Café Barbieri, où j’écrivis d’ailleurs l’essentiel de cette humble relation. Malgré le décalage horaire et l’horreur du voyage, ce sont ses paroles, il me parut en pleine forme et bourrelé d’enthousiasme (l’homme est conforme à sa persona). Il n’avait pas beaucoup dormi mais pas non plus de temps à perdre, ne restant que trois jours à Madrid.

Nous bûmes un verre de rioja. Notre conversation fut décousue, nous sautions du coq à l’âne, comme toujours lorsque nous nous retrouvions, l’ampleur et le nombre de nos sujets nous déroutaient. Je me rappelle qu’il me raconta avec émotion sa visite d’un goulag sibérien de l’ex-Union soviétique en compagnie d’Adrienne Clarkson et John Saul, leaders d’une délégation canadienne constituée notamment d’artistes et de scientifiques, il évoqua des secrets révélés par des Russes qui les accompagnaient, comme le traitement réservé aux créateurs ou la désaffection totale, lors de la chute du régime, du port de Mourmansk, les sous-marins munis d’ogives nucléaires désertés par les marins, les écoutilles ouvertes, enchaînés simplement les uns aux autres, la base militaire abandonnée au tout-venant. La question, à cette époque, ne semblait pas tant de savoir si l’un des sous-marins finirait par couler, commenta-t-il, déclenchant une catastrophe nucléaire qui nous anéantirait, mais bien quand! Je lui parlai alors de La supplication de Svetlana Aleksievitch, que je venais de lire et qu’il ne connaissait pas, puis nous convînmes que l’anéantissement de l’humanité, par un chemin ou par un autre et dans un avenir rapproché, était inéluctable. Cette idée que nous pouvons contrôler la nature m’exaspère au plus haut point, s’emporta René-Daniel, et moi, Le positivisme instrumentaliste que pratiquent désormais quasi exclusivement les scientifiques, et, surtout, les États qui gèrent leurs découvertes et en subventionnent les applications, le positivisme instrumentaliste ne peut que conduire à la destruction et, à terme, à l’anéantissement.

Comme nous terminions notre deuxième (ou troisième?) verre de rouge, il manifesta le désir, et sans que cela, me semble-t-il, eût quelque lien avec notre conversation du moment [mais je me trompe peut-être, ou ne sus relever ce qui, dans nos propos, lui mit ce désir en tête], d’aller se recueillir sur la Plaza de Santa Ana, au pied de la statue de Federico García Lorca, l’un de ses maîtres et idoles, spécifia-t-il. Je connais moi-même très mal García Lorca. Éliane, au tout début de notre relation, m’avait rapporté de Cuba un recueil des poésies complètes de cet auteur, un vieil exemplaire rongé d’humidité, trouvé chez un bouquiniste de La Havane, et comme le texte était en espagnol [langue que je baragouine à peine] et que je suis sourd en poésie, je ne m’y étais jamais affronté. Je regrettai, à Madrid, de n’avoir pas fait l’effort, avant cette rencontre avec René-Daniel Dubois, de mieux connaître la pensée de García Lorca. Alors que nous nous préparions à quitter le Nuevo Café Barbieri, je ne sais pourquoi je lui demandai s’il aimait García Lorca pour ses talents de poète et de dramaturge ou parce qu’il avait été assassiné par les fascistes et qu’en ce sens, sa mort représentait un symbole puissant de tout ce que lui-même détestait, dénonçait, à savoir que le fascisme tue l’art, tue l’âme et les sociétés, détruit les liens entre les humains, et en ce sens, le Québec réduit ses intellectuels au mutisme et infantilise ses artistes, il ne reste plus qu’à dire que le Québec est fasciste. Pas que le Québec. Mais le Québec. Le fascisme est une idéologie de la peur et du ressentiment, répétait souvent René-Daniel. Je pensai qu’une promenade nous donnerait le temps et l’espace d’en discuter, et lui proposai de marcher.

Je ne me souciai guère, au départ, de notre trajet, présumant que René-Daniel, qui découvrait la ville, apprécierait mes déambulations sous le soleil, et je nous fis faire des détours.
Or sa progression était de plus en plus difficile, il s’arrêtait fréquemment pour reprendre son souffle, sans doute parce que nous ne cessions de discourir, de nous émouvoir
– en fait je lui posai de nombreuses questions, auxquelles il répondit généreusement et avec sa prolixité habituelle, tout sujet, avec René-Daniel, doit être traité avec force détails,
de manière exhaustive, bien que cela soit impossible, Mais je ne peux pas raconter cette histoire autrement, dit-il souvent, jusque dans ses moindres ramifications, et donc, répondant à l’une de mes questions tandis que nous remontions la calle pentue de Jesús y Maria vers le Teatro Nuevo Apolo, nous devions nous arrêter pour le laisser souffler et poursuivre son récit, Je ne suis plus tout jeune et suis victime des effets délétères d’un demi-siècle de tabagisme, se justifia-t-il à un moment, et moi, pensai-je, je vais toujours trop vite. Le rythme de la marche de René-Daniel Dubois ne suit pas [je l’entends insister: ne suit plus! ne suit plus!] celui de ses idées.

Nous nous arrêtâmes à un moment devant une boutique d’affiches anciennes. Dans les caisses en bois qui faisaient étalage sur le trottoir se trouvaient pêle-mêle des affiches de la Phalange et de la République. On ne verrait jamais ça au Portugal, dis-je, l’União Nacional a été expulsée du pouvoir et au-delà de marginales entreprises de réhabilitation de Salazar, on glorifie la révolution du 25avril 1974, mais ici, Franco a quitté le pouvoir volontairement, certains parlent encore de lui comme du sauveur de l’Espagne. Je me souviens qu’à ma première visite en ce pays, au musée Reina Sofía, j’avais été impressionné par les très belles affiches exposées de la Phalange, comme un temps fort, finalement, de l’art de la première moitié du xxe siècle et sans aucun commentaire explicatif – j’imagine que les visiteurs espagnols n’en avaient pas besoin. Mais c’est ce qui est le plus grave! bondit René-Daniel, il ne faut jamais se décourager d’expliquer le fascisme, ce devrait être une obsession de chaque instant! Et il acheta une très belle affiche du Parti ouvrier d’unification marxiste avant que nous reprissions notre promenade.

Forcément, cette histoire d’affiches et de l’Union nationale de Salazar nous amenèrent à parler du nationalisme québécois, et René-Daniel n’était pas plus optimiste quant à l’avenir de la société québécoise qu’à la capacité de la nation espagnole d’éviter de sombrer de nouveau dans le fascisme ou de l’espèce humaine d’éviter une catastrophe nucléaire à grande échelle. Notre société est en route pour la mort, déclara-t-il alors que nous passions devant le siège de la CNT [Confederacíon Nacional del Trabajo], par choix, et cette mort, le nationalisme ne permettra en rien d’en retarder la venue puisque, loin d’en être la négation, il est même son véhicule. Une société qui sacrifie ses auteurs, ses peintres, ses compositeurs, par générations entières, qui refuse que quoi que ce soit, quelque fruit que ce soit du labeur humain, puisse avoir quelque valeur autre que pécuniaire, se dirige droit dans le mur. Les intellectuels, au Québec, ne servent qu’à répéter ce qui a déjà été dit, qu’à contribuer à promouvoir le discours dominant. Et quand ils s’en écartent, on les fait taire. Je ne pouvais qu’être d’accord, Les Québécois n’aiment pas l’art, dis-je, ce qu’ils aiment, c’est le succès en art, le succès des artistes. Pour eux, l’artiste qui a raison, c’est celui qui rallie, celui, surtout, qui gagne beaucoup d’argent, même s’il bat sa femme. Ou bien, dans une société, continua-t-il,
la pensée, la conscience humaines ont une valeur, ou bien elles n’en ont pas.

Nous fîmes une pause devant le Cine Doré, nous étions trempés de sueur. Nous admirâmes la façade et, après qu’il eut repris son souffle, René-Daniel dit, Quand on pense à sa respiration, on perd son rythme, et c’est ainsi que ce qui pour chaque peuple va de soi, pour nous est devenu un problème. Cette phrase me frappa par sa transparence, sa justesse à propos du peuple québécois, et me rappela un aphorisme de Nikos Dimou à propos du peuple grec, une transposition naturelle, expliquai-je à René-Daniel qui ne connaissait pas Dimou, alors qu’évidemment le peuple québécois n’a rien à voir a priori avec le peuple grec, ne possède certainement pas son sens de l’hospitalité (et ce, même si le racisme règne en Grèce tout autant qu’au Québec) ni n’a vécu les mêmes horreurs, qu’on pense à la Grande catastrophe, aux multiples guerres civiles, à la dictature des colonels ou à la récente crise économique, Mais je digresse, je m’égare, finit sans doute par dire l’un de nous deux, Et il sera difficile de retrouver le fil, ajouta l’autre, ou peut-être le même. Les intellectuels, au Québec, ne font que perpétuer un mythe sans fondement [ici, c’est René-Daniel, il me semble, qui parle], le mythe national, afin que nous puissions continuer de nous considérer comme des victimes et que nous désignions, en conformité avec la non-pensée de nos chroniqueurs adorés, les nouveaux boucs émissaires. Nous sommes incapables de nous déterminer autrement qu’en fonction de nos supposés ennemis, commentai-je, et lui, De nos ennemis, oui, mais aussi de nos origines! C’est en fonction de nos origines que nous déterminons nos ennemis, renchéris-je, On se dit victime, dit-il, et donc rien n’est jamais notre faute, alors c’est celle de l’autre! et nous ne connaissons d’autre posture que le ressentiment. Une société – pas plus qu’un Homme – ne peut se définir prioritairement par ses origines, le culte du passé est un délire, un enfermement. Ce que nous enseigne le passé devrait servir à nous inscrire dans l’humanité présente, et non à tenter de nous en soustraire ou de nous tenir dans ses marges. Ce n’est pas en ignorant le dédale que l’on peut en sortir, ni en ne le connaissant qu’en théorie. Bon, marchons! conclut-il, il faudra bien en sortir, de ce dédale madrilène, et arriver chez Lorca!

Ce jour-là, malgré ma connaissance du centre de Madrid, nous nous perdîmes souvent. Nous finîmes par arriver à la Plaza de Santa Ana. La statue de García Lorca se trouve devant le Teatro Español, posée sur un socle massif en proportion de la statue elle-même, comme si on avait voulu souligner, dans cette représentation fort réaliste [fidèle à la réalité] du poète, sa petite taille, voire sa fragilité. Il était cinq heures de l’après-midi.

Je m’apprêtais à demander à René-Daniel de me parler de sa relation avec Lorca et constatai que, regardant sa statue, il pleurait. Ce trait circonstanciel est probablement hors de propos. S’il est une chose qu’on ne peut reprocher à René-Daniel Dubois, c’est de jouer un rôle. Je me souviens que la première fois que je l’avais entendu lire son texte intitulé Lorca1, à la radio, je l’avais trouvé trop émotif, et sa conviction antinationaliste m’avait paru suspecte. Je dois aujourd’hui reconnaître qu’il m’est difficile d’envisager les nationalismes selon une autre grille de lecture que la sienne. Je reste ouvert, par souci d’intégrité (comme René-Daniel d’ailleurs, qui a connu et admire Francis Simard, notamment), mais le nationalisme ne l’est pas, lui, ouvert.

Alors que nous nous tenions devant sa statue, donc, je lui demandai de me parler de Lorca.

Je pense que c’est un professeur du cégep qui me l’avait fait lire, répondit-il. Dans mon tout premier souvenir de Lorca, il y a son aura d’homosexualité – même si ce n’était que rumeur ou légende, m’assurait mon professeur, mais il y avait chez lui une sensibilité homosexuelle, au sens où il n’est ni un toréador ni un marquis, un peu comme Walt Whitman ou Hector de Saint-Denys Garneau, Claude Gauvreau, il m’a permis de penser qu’on pouvait être un gars et être poète. J’ai également le souvenir d’une pureté adolescente, mais ça, c’est maintenant que je le dis, pas à l’époque, ça ne me serait pas venu à l’esprit, j’étais trop pur moi-même, encore. Il réfléchit un instant puis, Je ne peux pas te dire grand-chose de très précis sur ses textes, il y a vraiment trop longtemps que je ne les ai relus, mais il y avait quelque chose dans sa représentation de l’amour – je ne peux pas te donner d’exemple – qui me touchait directement.

Il m’expliqua ensuite que, quand il avait écrit Lorca, au terme de ses recherches sur ce triste épisode de l’histoire québécoise lors duquel les fascistes s’étaient mobilisés afin d’empêcher une collecte de fonds visant à acheter des médicaments pour les femmes et les enfants enfermés dans Madrid bombardée par la Phalange, au moment, donc, de cette prise de conscience, Ils avaient tué Lorca, dit-il, et c’est moi, aussi, qu’ils avaient tué, ils avaient tué l’essentiel, les rêves, le goût de la vie, la fraternité, l’amitié, ce qui n’est pas sur les papiers de notaire et dont il faut construire le récit. Mes recherches pour écrire Lorca, qui ont duré vingt ans, auxquelles j’ai d’ailleurs décidé de mettre un terme récemment, et donc presque deux décennies après l’écriture de mon texte radiophonique, m’ont enlevé tout espoir d’améliorer notre société. Elle est pourrie à l’origine par la haine de la pensée, la haine des artistes. C’est comme s’il ne restait plus rien maintenant de ce qui, au temps de l’innocence, me donnait raison de vivre.

Je ne vois moi-même le plus souvent, autour de moi, que ce que je déteste, que les travers, dis-je, et lui, La mort pond ses œufs dans nos blessures. Puis il s’avança vers la statue, toucha le pied du poète et dit, Allons-nous-en.

 


Patrice Lessard est né à Louiseville en 1971. Il est l’auteur d’un recueil de nouvelles Je suis Sébastien Chevalier (Rodrigol, 2009) et de sept romans. Le sermon aux poissons (2011), Nina (2012) et L’enterrement de la sardine (2014) constituent la trilogie lisboète. Les trois suivants s’apparentent au polar: Excellence poulet (2015), Cinéma Royal (2017) et La danse de l’ours (2018). Enfin, À propos du Joug (2019) est la lettre de suicide de Sébastien Chevalier, dont on ne sait trop s’il a véritablement existé.

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