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Sortir les mots

Avec Victoires, Wajdi Mouawad fait de l’école de théâtre une puissante métaphore, un lieu d’émotions fortes, de gestes terribles et de rêves galvanisants, quelque chose comme une société en devenir.

Théâtre

Avec Victoires, Wajdi Mouawad fait de l’école de théâtre une puissante métaphore, un lieu d’émotions fortes, de gestes terribles et de rêves galvanisants, quelque chose comme une société en devenir.

À l’automne 2015, quelques mois avant d’être nommé directeur de la Colline, prestigieux théâtre national situé dans l’est parisien, Wajdi Mouawad a fait une pause de son «Projet Sophocle», un cycle qui l’occupe depuis 2011, afin de diriger l’exercice des élèves de troisième année du Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris. Une sorte de retour aux sources pour l’auteur et metteur en scène, formé à l’École nationale de théâtre, à Montréal, de 1987 à 1991. De cette rencontre entre un maître et ses élèves est née une pièce, Victoires, maintenant publiée.

Au cœur de l’élève

En introduction, Mouawad écrit: «Dans une école de théâtre, le sentiment principal, celui qui impose sa suprématie à tous les autres, est la peur. Peur d’être renvoyé, peur d’être mauvais, peur de ne pas être reconnu, peur de ne pas “en être”. Ayant été moi-même formé dans une école de théâtre, je reconnais la puanteur de cette peur particulière et bien précise qu’il est honteux d’exprimer.»

La pièce dresse le portrait de douze apprentis comédiens, douze jeunes adultes, douze citoyens. Elle traduit leurs peurs, bien entendu, mais aussi leurs aspirations, leurs désirs et leurs convictions. Mouawad explique, toujours en introduction: «[...] il m’a fallu me mettre à l’écriture, une écriture déchirée, sans chronologie, avec pour seul principe d’arracher le cœur à l’élève, le lui arracher avec une telle puissance émotive que, dépassant son rôle d’élève, il était obligé de se défaire de sa coque d’obéissance et de s’engager dans l’élan de sa propre vie.» Ainsi, les scènes, courtes, impressionnistes, parfois même mythiques, débordantes d’idées, de mots et d’émotions, s’apparentent à des credos, des professions de foi, ou plutôt des professions de doute.

Victoire ou défaite

Victoire, c’est cette étudiante du Conservatoire qui, à vingt-quatre ans, s’est suicidée en se jetant par la fenêtre de son appartement. Cet événement tragique, qui fait écho au suicide d’un étudiant de l’École nationale de théâtre à l’époque où Mouawad y étudiait, est le déclencheur de la pièce. Le terrible geste, que personne n’a pu prévenir, va inciter, pour ne pas dire obliger, les condisciples de Victoire à prendre la parole. Sa mort agit alors comme un révélateur: toutes les vérités seront prononcées, pour le meilleur et pour le pire. La rage de ces jeunes adultes, leur quête de vérité et de justice, elle s’apparente sans nul doute à celle de Loup dans Forêts ou encore de Wilfrid dans Littoral. C’est que, tout en puisant aux histoires de ceux et celles qui l’ont créée, la pièce s’avère franchement, d’abord par ses thèmes mais aussi par son ampleur tragique et son lyrisme inimitable, tout à fait mouawadienne.

La partition entrelace habilement le passé et le présent, la création et la mort, le Québec et la France. Ainsi, entre les scènes parisiennes sont enchâssées des ponctuations québécoises, les confessions de sept étudiants de l’École nationale qui formulent, en 1987, leurs rêves intimes et collectifs. Marie-Christine espère être «une femme courageuse». Christine souhaite être «une actrice intellectuellement indépendante». Robin voudrait «ne pas avoir peur de l’étranger». Jacques aimerait être «un acteur de création, un acteur reconnu pour avoir porté la naissance des paroles nouvelles». Leurs propos nous vont droit au cœur, surtout quand on pense au chemin parcouru par la société québécoise depuis la fin des années 1980, les avancées comme les reculs.

Survivre à l’épreuve

Il s’agit d’une pièce sur la jeunesse et ses idéaux, sur la société, souvent hostile, répressive, mais aussi, et peut-être même surtout, sur le théâtre, ses possibilités et ses limites, ses promesses et ses leurres, son pouvoir de guérison aussi bien que sa violence. Ce sont les vertus cathartiques du théâtre qui vont permettre aux personnages de survivre à l’épreuve, de faire leur deuil. En jouant, en improvisant, par la parole et le geste, le fantasme et l’improvisation, ils vont s’expliquer la mort, peut-être pas la comprendre, mais à tout le moins y trouver un certain sens, et ainsi échapper à la folie. «[…] tu es ainsi faite, Victoire, que vivante ou morte ta parole redonne les mots pour dire les maux des cœurs opaques. Et les mots sont sortis.» ♦

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Wajdi Mouawad
Montréal et Paris, Leméac et Actes Sud
coll. « Papiers »
2016, 104 p., 15.95 $