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S’égarer en forêt

S’égarer en forêt

Dans Les lois du jour et de la nuit, Emmanuelle Caron lie le fantastique à l’activité la plus brutalement réaliste: la guerre. Toutefois, l’ouvrage fonctionne trop par opposition.

Roman

Dans Les lois du jour et de la nuit, Emmanuelle Caron lie le fantastique à l’activité la plus brutalement réaliste: la guerre. Toutefois, l’ouvrage fonctionne trop par opposition.

Après avoir publié de la littérature jeunesse et un premier roman pour adultes en France, Caron campe son nouveau livre dans les années 1950 françaises et indochinoises, alors qu’un couple est séparé par cette guerre coloniale. Chacun ressent la solitude de la forêt ainsi que les menaces de forces obscures et peu contrôlées. Après le départ d’Armand pour la jungle sud-asiatique, Marguerite retourne vivre en Europe avec son jeune garçon au domaine de sa mère, parfumeuse de talent, mais violente. Entourée de la forêt landaise, elle affronte son passé, sa famille, autant de spectres effrayants.

L’atavisme du corps défait

Dans une langue un peu surannée, où priment le passé simple, une certaine préciosité et une richesse de vocabulaire trop systématisée, Les lois du jour et de la nuit est avant tout une histoire de sorcières. On voudrait croire que les forces du bien et du mal s’opposent comme les polarités du jour et de la nuit, mais il s’agit surtout de lignées de sorcières obnubilées par la vengeance d’actes odieux qui se sont produits dans la forêt. Si l’écrivaine parvient à ne pas tomber dans le piège du manichéisme, elle a de la difficulté à rendre cette atmosphère magique, même si les descriptions des douleurs vécues et des violences passées sont évocatrices. Il en résulte un roman sur le corps ravagé, sur les frontières poreuses entre soi et les siens, sur les legs de la souffrance et de l’exil, et mettant en scène une protagoniste devant régler ses comptes avec une mère cruelle, mais désormais vulnérable, puisque attaquée par une puissance plus forte qu’elle.

L’œuvre joue avec les codes du fantastique: elle reprend les représentations stéréotypées de la sorcière, avec ses poupées et ses marionnettes contrôlées, qui s’acquittent des tâches ingrates et ignobles des ensorceleuses. Loin des réactualisations féministes de cette figure (bien que le rapport au corps, à la honte et au plaisir, chez Marguerite, soit un élément intéressant du texte), ce recours aux images convenues n’aide en rien à saisir la pertinence de la confrontation maléfique, notamment parce que le suspense est évacué, et que les explications sur le passé familial sont trop explicites.

La forêt comme seuil

L’image la plus réussie du livre est celle de la maison labyrinthique, extension de la nature forestière – avec ses odeurs, ses menaces, ses abris, ses secrets – et domaine de la mère de Marguerite, qui affronte le mal, la souffrance et la douleur pour éviter, sans y parvenir, de les transmettre. Marguerite est constamment mise en garde: la demeure familiale est hantée par un passé qui la travaille. La forêt et le lac deviendraient des refuges, un dédale lui offrant la possibilité de faire face aux événements, de les laisser pénétrer doucement dans son corps. Une telle union annihilerait les souvenirs pénibles liés aux violences commises par le frère en ce même lieu. Toutefois, le danger rôde, et la forêt est un seuil délétère, pris entre les lois d’un village (où la famille a d’ailleurs mauvaise réputation) et celles de la sorcellerie.

La traversée de la nuit de Marguerite – qui finit par affronter, choc après choc, la demeure interdite – acquiert son sens dans l’écho qui se tisse entre sa marche en forêt et la colonne meurtrie de soldats vaincus dans laquelle se trouve son mari.

La marche forcée de l’histoire

Après le récit de Marguerite, qui reconduit l’atavisme familial et la figure de l’orphelin, le roman se concentre exclusivement sur la guerre insensée que livre Armand. L’histoire racontée ne se situe pas à un niveau politique (domination coloniale française, volonté vorace d’émancipation), mais plutôt à la hauteur d’un corps abîmé par la défaite et les bombardements. Marchant pieds nus dans la forêt, temporairement sourd, Armand est dirigé vers un camp de prisonniers (ou pire: vers la mort) quand une évasion devient possible par le fleuve. Ultime tentative de liberté, cette fuite est une épreuve, un moment pour dresser le bilan de sa vie, pour renouer avec des images enfouies et des êtres oubliés. Il y a une grande sensibilité dans cette dérive sur le cours d’eau. Cependant, le réalisme général de ce passage s’arrime plus ou moins bien avec le ton de ce qui précède.

Roman établissant une analogie entre deux parcours sans parvenir à bien tisser la dynamique qui les unit, Les lois du jour et de la nuit, avec son symbolisme appuyé et sa mythologie grecque trop plaquée, s’enlise quelquefois dans l’opacité de ses intentions.

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Emmanuelle Caron
Montréal, Héliotrope
2020, 256 p., 25.95 $