Aller au contenu principal

Se rosir la faille

Ce livre de Daphné B. est une valeur sûre qui résiste à l’économie volatile gris-vert.

Essai

Ce livre de Daphné B. est une valeur sûre qui résiste à l’économie volatile gris-vert.

J’ai reçu une copie de Maquillée quelques jours avant sa parution officielle. Mais j’en ai commencé la lecture avec l’étrange impression d’être en retard, de devoir rattraper l’actualité de ce livre qui devançait son existence publique. Déjà, les rumeurs circulaient, il y avait de la spéculation. J’avais hâte. Mes attentes étaient élevées… Elles ont été comblées. Rares sont les livres qui satisfont mes envies immédiates, qui correspondent au fantasme que je m’en fais. Maquillée est un ravissement. Je l’ai lu d’une traite. Et lorsque, par nécessité, je devais le déposer, c’était à regret et avec le sentiment que j’abandonnais ce qui pourrait me sauver d’une catastrophe.

«Une fleur pousse au creux du bordel»

Quand vous lirez ce papier, je serai en retard et vous aurez déjà une idée du propos du livre. On aura décrit son sujet: le maquillage. Ses thèmes: la culture numérique, les influenceur·ses, les diktats contemporains de la beauté, le capitalisme, le sexisme, le racisme, la fin du monde, la précarité, la peine d’amour. On aura aussi souligné la forme du texte et tenté de la saisir: un «essai», un «texte hybride» entremêlant prose, poésie et réflexion sociologique. Au-delà de cet effort de définition et de catégorisation, ce qui m’intéresse et qui est à l’origine de ma jubilation est la manière dont tout se lie et est lié. Daphné B. a un don, une sorte de virtuosité dans le maniement de ses nombreuses références et influences – littéraires, populaires, philosophiques, sociologiques. Son écriture est intelligente, en ce sens qu’elle est dotée d’une intelligence en propre, d’une conscience autonome. C’est une écriture qui réfléchit et qui nous convie, nous oblige à un effort réflexif.

À l’image du mot-valise «schmoney», qui désigne à la fois la couleur et le nom d’un fard à paupières ainsi que l’argent gagné illégalement, l’autrice nous ancre dans les paradoxes moraux de l’existence quotidienne à l’ère du capitalisme. Entre «vision rose» et «esprit de prédation», Daphné B. nous montre comment le maquillage «reproduit la blessure», «rejoue notre fragilité», mais agit aussi comme un baume, une célébration, un marqueur de résistance. Elle aborde de front et incarne cette culpabilité à vivre en contradiction avec ses principes éthiques, tandis qu’elle découvre que «la fonction du maquillage se dédouble et que [s]a palette est toujours autre chose qu’elle-même». Le propos est incarné, situé dans le corps, jamais à distance, jamais dans une prétention à l’objectivité et au salut. En cela, Daphné B. nous donne de l’air. Elle nous sauve de nous-mêmes, de ce bourbier dans lequel on est bien enfoncé·es et où, en dépit de notre éthos «sans filtre», on est ébloui·es par notre propre reflet.

Pas une (seule) chose

Quand elle écrit, Daphné B. n’est pas didactique, elle n’est pas moralisatrice, elle ne disserte pas: elle poétise. «Le maquillage me fait penser à un poème»: penser avec poésie, c’est tout l’art de l’écrivaine. C’est ce qui me manquait (sans que je le sache) dans le paysage littéraire québécois actuel: un chant de sirène. J’ai été surprise et ravie de constater que les éditions Marchand de feuilles avaient fait place à ce type d’écriture, que l’on voit (et verra?) de plus en plus – pensons aux Filles en série (Remue-ménage, 2013), de Martine Delvaux, à Trente (Remue-ménage, 2018), de Marie Darsigny, et à Désormais ma demeure (Triptyque, 2020) de Nicholas Dawson – et qui prend (à mon plus grand bonheur) des risques, notamment avec les références et la langue. Daphné B. le fait avec naturel, avec un aplomb qui jaillit du lieu même de la vulnérabilité dont elle parle et qui est la sienne:

Je ne suis pas un robot. Je ne suis pas No Strings Attached, je ne suis pas No Drama. Je suis ces organes que je surligne à coup de fards brillants, je suis cette peau que je pointe du doigt quand je me prends en selfie, en espérant qu’un jour, quelqu’un prenne soin de moi.

Héritière d’une culture bicéphale (québécoise et anglo-saxonne), fendue par deux langues (le français et l’anglais), l’autrice ne fait pas de compromis. Étant traductrice, sa fidélité au sens des mots nous arme contre l’assimilation à la culture mondialisée. Elle rend compte d’une situation et d’une psyché qui sont les nôtres. Elle nous offre des mots qu’elle remet à l’usage, qu’on subvertit, et avec lesquels on négocie.

La langue de Daphné B. est un moyen d’adaptation contre le désespoir et pour la survivance. Elle pave le chemin vers un «monde plus vaste».

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Daphné B.
Montréal, Marchand de feuilles
2020, 224 p., 19.95 $