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Avec des vers d’une amplitude rappelant celle du verset, José Claer nous exhorte à tout mettre en œuvre pour «dire oui à soi».

Poésie

Avec des vers d’une amplitude rappelant celle du verset, José Claer nous exhorte à tout mettre en œuvre pour «dire oui à soi».

Acteur incontournable de la scène littéraire outaouaise, slameur, Claer cumule, depuis le début de la décennie 2000, des romans, des récits et des recueils de nouvelles et de poèmes, qu’il publie exclusivement à Vents d’Ouest et à l’Interligne, des maisons établies respectivement à Gatineau et Ottawa. Sa plus récente offrande poétique le révèle — du moins, à moi qui ne le connaissais presque pas — comme un versificateur de talent au verbe cru sans être vulgaire.

«Sexe anicroche»

Comment écrire le soi? Comment s’écrire? De telles questions, qui m’intéressent au plus haut point — ne serait-ce que parce qu’elles permettent, je crois, de mieux vivre — et qui sont au cœur de ma démarche d’écriture personnelle, traversent Mordre jusqu’au sang dans le rouge à lèvres, recueil au titre fabuleux mettant en scène un sujet «seul avec [s]on corps de trans», exclu, nié, voire annihilé parce que non conforme aux diktats de sexe et de genre. «[G]av[é] des fantasmes de [s]on père», rejeté par l’Église, «[o]ù le cul se vend pendant la messe», et par l’ensemble de la société frileuse et conservatrice dans laquelle il évolue tant bien que mal, ce sujet, fragile, vulnérable, à qui on refuse toute forme de reconnaissance, est la proie des pires ignominies, de l’exploitation multiforme: «Sans défense devant les hommes qui me défoncent mon enfance/ À coups de condoms percés». Comment vivre, comment être soi dans de telles conditions? Deux solutions extrêmes s’imposent: «la logique du rasoir» et la folie, puisque «[p]ersonne ne monte la garde rue de l’asile».

Heureusement, il y a la poésie, et celle de Claer dit avec force et acuité «la nouvelle genèse transsexuelle»; le besoin viscéral, pour le sujet, d’être plus qu’une «fille paratonnerre», un corps «sans domicile fixe», un «gant retourné inside out», une faute d’orthographe «qui [a] perdu [s]on "e" muet au jeu du changement de genre». L’écriture, riche en images saisissantes et surprenantes, se distingue par sa luxuriance. M’ont particulièrement plu les métaphores filées et les champs lexicaux, tous extrêmement signifiants. Ainsi, le symbole de l’ange est omniprésent: or, c’est bien connu, les anges n’ont pas de sexe… De même, l’utilisation du vocabulaire de la mer n’est pas fortuite: conques, concombres de mer, hippocampes, oursins et autres coquillages pullulent. Ces éléments stylistiques et formels tissent les trames du livre, en font ressortir les différentes lignes de force, mettent en relief des isotopies, dont celle de la transitude.

«Doigt de déshonneur»

Si la proposition de Claer, dans l’ensemble, suscite en moi la plus vive admiration, elle n’a pas manqué, par moments, de me faire sourciller. Ainsi, je me suis questionné quant à la pertinence des poèmes plus courts, nettement moins nombreux: ils me sont davantage apparus comme des flashs inachevés, des ébauches dans lesquelles l’auteur n’aurait pas suffisamment déplié ses idées, ses thèmes. Dans la même veine, qu’apportent les proses ainsi que les poèmes en anglais à l’économie du recueil? Dispensables, ces épiphénomènes jurent avec l’ensemble.

Même si la forme longue sied bien au style de Claer, certains textes auraient mérité d’être resserrés et nettoyés de leurs scories: ici, quelques redondances; là, une surabondance de pronoms démonstratifs et relatifs («Mais ce qui est vrai / C’est ce qui dépasse de ce rien / De ce qu’on en fait»); ailleurs, des jeux de mots faciles et quelque peu puérils, dont «mille millions de bites m’habillent», clin d’œil un peu trop lourd et appuyé à Queneau. D’aucuns seront certainement séduits par les multiples rimes, allitérations, assonances et paronomases disséminées dans le recueil. Pour ma part, je dois avouer que de tels artifices m’irritent: ils ne sont qu’esbroufe stylistique et s’interposent entre le texte et le lecteur.

Cela dit, mes remarques, aussi mitigées soient-elles, ne remettent aucunement en question la démarche nécessaire de José Claer: décrire la sexualité trans dans ses fulgurances, ses épiphanies, ses moments de crise et de solitude, sa quotidienneté: «Cette course à l’évidement de l’âme par le cul / Sans évidence de témoin a duré une heure / Ou jusqu’à la sonnerie du téléphone». Personne ne peut rester insensible à une telle parole nommant la solitude et la perte.

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Article au format PDF
José Claer
Ottawa, L'Interligne
2019, 96 p., 16.95 $