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Saccage de vanités

La traduction québécoise du livre d’Elizabeth Smart est rééditée en format poche aux Herbes rouges.

Traduction

La traduction québécoise du livre d’Elizabeth Smart est rééditée en format poche aux Herbes rouges.

Initialement publié en 1945, À la hauteur de Grand Central Station je me suis assise et j’ai pleuré est un ouvrage en prose poétique, soit un oiseau rare qui ne sait pas toujours voler, mais qui se montre ici en pleine forme. L’autrice d’Ottawa y livre un court récit condensant les excès et les périls d’un amour interdit au moyen d’une mise en cause de son destin et de ses avatars tant mythologiques qu’ordinaires. Smart procède à un montage particulièrement allusif et métaphorique qui suit la logique d’une métamorphose affective; pas celle de la chronologie.

Les premiers critiques ont relevé les marques d’un lyrisme bien développé dans l’écriture dense de Smart, qui multiplie les références à la mythologie gréco-latine. Ils ont surtout abordé l’œuvre à partir de sa mise en forme du «je». D’autres ont établi des parallèles entre certaines données prosaïques du récit et les jalons de la vie de l’autrice, surtout lorsque le livre a connu un regain d’intérêt dans les années 1960. On sait que Smart a vécu à Londres; qu’elle s’est éprise du poète britannique George Barker, qui habitait au Japon; qu’elle a réussi à rapatrier la famille entière de l’écrivain à New York; qu’elle a eu quatre enfants avec lui, même s’il n’a jamais divorcé de sa femme. On sait aussi que Barker et Smart sont restés proches jusqu’à la mort de l’autrice, en 1986. À la hauteur de Grand Central Station je me suis assise et j’ai pleuré a également suscité un engouement rétrospectif lié à l’histoire de sa censure officieuse dans les années 1940: issue de la haute société d’Ottawa et inquiète de la réputation de sa fille et de sa famille, la mère de Smart s’est procuré une bonne partie des exemplaires du premier tirage afin de les détruire. Par la même occasion, elle a réussi – pendant un certain temps, du moins – à faire interdire la publication du livre au Canada.

Technique de l’impossible

Le scandale semble assez anecdotique aujourd’hui. Loin de proposer un récit sulfureux issu directement du reportage amoureux, Smart annonce plutôt la technique débridée de Leonard Cohen et de Gail Scott en misant sur un savant mélange d’aplomb et d’excès. Le texte qui en résulte demeure enflammé, mais il est trop intransigeant pour n’être lu qu’au prisme de la vie de l’écrivaine. Le mode d’énonciation s’approche du lamento; le foisonnement des références le porte jusqu’à l’allégorie.

La voix assurant cette énonciation s’incarne pleinement. L’objet de l’amour de la narratrice devient ici la muse de l’histoire grâce à une conversion sexuelle totalement assumée du discours amoureux. Cette permutation des rôles est rendue possible par la teneur même du prétexte, puis consolidée par une figuration continue: «[A] planie de tout détail, je vois non pas le visage d’un amoureux pour exciter ma coquetterie ou mon défi, mais la gentille silhouette d’une jeune fille. […] Mon ego se soulève alors, tel un cobra viril hors de mon sein, afin d’exercer le contrôle.» Le procédé participe d’un réel élargi à partir duquel la narratrice tisse une anamnèse de la relation repoussant les limites de la cohérence énonciative et brouillant les repères spatio-temporels. Smart procède à un montage particulièrement allusif et métaphorique qui suit la logique d’une métamorphose affective; pas celle de la chronologie. L’indéfini auquel consent le genre investi permet au texte d’accomplir une relance continue de la déchirure amoureuse, laquelle chemine alors jusqu’au plus profond de son exactitude poétique: «Cet état est loin du désir ardent parce qu’il le dépasse de beaucoup. C’est un état où l’intolérable subit une éclipse et devient coma.»

L’incandescence rageuse de presque chacune des séquences est difficile à absorber sans déposer le livre et considérer ce qu’on vient de lire: une narration endeuillée qui ne cesse de trouver de nouvelles manières d’ausculter son attachement, pénétrant plus loin dans son tourment à chaque phrase, y additionnant toujours un degré supplémentaire de paradoxes, de supplices et de plaisirs. L’effervescence d’allusions à d’autres œuvres – la Bible, T.S. Eliot, Lawrence Durrell et Jean Genet – est la manifestation la plus probante d’un cannibalisme littéraire d’une richesse remarquable.

Au contact de la plume de Smart, écrivaine qui entremêle les genres romanesque et diaristique et les transforme en outils poétiques d’une précision foudroyante, on retrouve aussi un dynamisme sensible d’une rare rigueur.

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Article au format PDF
Elizabeth Smart
Montréal, Les Herbes rouges
Territoires
2020, 136 p., 14.95 $