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On the road again

Le légendaire bluesman Robert Johnson aurait, selon la légende, vendu son âme au Diable en échange d’un talent exceptionnel. Ce pacte aurait été conclu à un carrefour du Mississippi, le fameux Crossroads.

Bande dessinée

Le légendaire bluesman Robert Johnson aurait, selon la légende, vendu son âme au Diable en échange d’un talent exceptionnel. Ce pacte aurait été conclu à un carrefour du Mississippi, le fameux Crossroads.

Iris avait sûrement cette histoire en tête lors de la conception du premier tome de sa trilogie nommée Folk. La coautrice de L’ostie d’chat (Delcourt, 2012, où elle partageait le plaisir avec Zviane) se permet un album fantaisiste et drôle, dont les personnages sont représentés dans la tradition des bandes dessinées «zoomorphiques». Ils n’ont rien d’animal sinon leur apparence, le récit est construit comme s’il s’agissait d’humains. Or, au contraire de Lewis Trondheim et de sa série Lapinot, le décor et l’époque dans lesquels elle les plonge est bourré d’anachronismes qui amusent bien plus qu’ils ne dérangent.

Jug, héros de la guitare

Jug McJunkin travaille comme concierge au motel de sa défunte mère qui, dans son testament, a légué l’établissement à l’oncle de Jug, à condition qu’il garde ce dernier à son emploi. Pour oublier sa routine, Jug fréquente le saloon du village. Un soir, après une soirée bien arrosée où une ixième tentative de séduction a échoué, un fantôme lui apparaît, alors qu’il somnole paisiblement dans le désert. L’être surnaturel (c’est ainsi que ce hibou à chapeau s’autoproclame) lui propose un pacte: il lui donnera gloire, femmes et argent à la condition qu’il enregistre un disque au mythique studio Delta, accompagné des meilleurs musiciens qui soient. Premier problème: Jug n’est pas musicien. Qu’à cela ne tienne, le hibou lui accordera ce talent. Il devra aussi réussir son exploit en cent jours. Notre héros n’y voit aucun souci. Avec sa camisole blanche, son jeans bleu et sa veste noire, Jug a le look de l’emploi. La tête ahurie dont Iris l’affuble fera douter le lecteur de sa capacité d’exécution. D’ailleurs, tous les personnages sont dotés de traits physiques distinctifs, une façon de dessiner qui rend l’album encore plus iconoclaste.

Les aventures de Jug sont divisées en chapitres relativement courts. Iris s’amuse au début de quelques parties à inventer des chansons country qui présentent le passé de certains personnages croisés dans l’album. Difficile de rester de glace devant la chanson «L’aveugle du ravin», interprétée par Richard O’Keefe, le garçon vacher. Il est en effet assez comique de voir le pauvre Emmett, hors-la-loi condamné à la prison, boire tellement de «bagosse» concoctée par son compagnon de cellule qu’il en devient aveugle. Une case représente Emmett à sa sortie de prison, commettant un vol à main armée sans cependant braquer son arme au bon endroit. Ces fantaisies que se permet Iris par rapport aux personnages secondaires de l’histoire complètent à merveille l’univers si particulier de son livre. Le langage utilisé par les protagonistes est tout aussi inusité. En effet, Iris a choisi de les faire s’exprimer dans ce qu’on pourrait appeler un «français de doublage», c’est-à-dire qu’ils parlent comme des héros d’un western qui aurait été traduit en France. Les «mec», «j’en ai marre» et «c’est quoi tout ce bazar?» nous donnent parfois l’impression d’être devant un vieux western des années 1970 mettant en vedette Bud Spencer et Terence Hill.

Charmant album

Tous les personnages qui croisent le chemin de Jug sont bien ficelés, ils ont une personnalité forte et unique. Que ce soit Vincent Schlager, l’autruche contrebassiste, ou encore les blaireaux, piliers de bar, ou Snip Janson, pianiste, mais surtout spécialiste de la musique folk, tous se démarquent. Toutefois, le récit comporte quelques longueurs inutiles. Je pense ici, entre autres, aux cinq planches où Jug part à la recherche de Schlager. Les problèmes gastriques du personnage principal donnent lieu à de l’humour scatologique qui ne fait pas nécessairement sourire, et qui étire indûment le cours de l’histoire. Heureusement, ces petits défauts sont éclipsés par les vingt dernières planches de l’album, où Iris en met plein la vue aux lecteurs avec un concours de beauté saboté et une fuite en draisine (ce wagonnet qui sert à l’entretien des chemins de fer, qu’on voit dans presque tous les westerns) qui mènera à la rencontre de Snip Janson. La dessinatrice semble s’éclater avec des cadres et des angles de vue qui diffèrent presque à chaque case, créant ainsi un rythme dans l’action qui se déroule devant nos yeux. Les couleurs sont éclatantes et les expressions faciales des personnages sont à tout point réussies.

Iris nous donne à découvrir un univers extrêmement bien fait, avec une trame narrative qui tranche avec ce que la bande dessinée québécoise nous a offert au cours des dernières années. Cet album diffère aussi de tout ce qu’elle a publié auparavant, autant graphiquement que dans le récit. Espérons que les deux prochains tomes seront plus denses que celui-ci, et que nous pourrons faire confiance au hibou surnaturel lorsqu’il dit à l’ultime case de l’album «L’aventure peut vraiment commencer». ♦

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Iris
Montréal, La Pastèque
2018, 104 p., 19.95 $