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Rien n'est immaculé

Au confluent de tous les précédents livres de Deni Ellis Béchard s’est formé le fleuve Blanc, méandreux et immense, chemin sombre au cœur du doute qui tutoie la folie, écho médité des ténèbres de Conrad brassant la culpabilité moderne de l’homme blanc se rêvant vertueux.

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Au confluent de tous les précédents livres de Deni Ellis Béchard s’est formé le fleuve Blanc, méandreux et immense, chemin sombre au cœur du doute qui tutoie la folie, écho médité des ténèbres de Conrad brassant la culpabilité moderne de l’homme blanc se rêvant vertueux.

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Disons-le d’emblée, sans être une synthèse de ses livres antérieurs, Blanc apparaît comme le prolongement des réflexions entamées dans Remèdes pour la faim (l’éternelle question du rapport au père), Des bonobos et des hommes (la préservation de la nature et le Congo), Kuei, je te salue (le racisme) et, plus récemment, Dans l’œil du soleil (l’hypocrisie des humanitaires et la fabrication des héros). Prenant ces multiples coordonnées comme points de départ, l’habile écrivain ne tarde pas à tous les relier pour faire décoller en douceur son engin narratif. Avec une apparence de facilité déconcertante, il plane au-dessus de ceux qui prétendent que les idées ne sont pas des matériaux adéquats pour fabriquer de bons romans. En témoigne ce formidable festin de complexité et de finesse que Béchard nous offre ici dans une langue toujours aussi poétique et imagée, parente de celle de sa traductrice Dominique Fortier.

Quelque chose de moisi au royaume du Congo

Narrateur et protagoniste au cœur de sa fiction, Béchard s’envole pour le Congo en quête de matériel pour les articles qu’il vend à la pige aux journaux qui ont encore quelques pages à allouer à autre chose qu’au nombril cool et numérique de leurs lecteurs (un mot qui fait chic, mais qui, en cette ère, n’est plus aussi approprié que visionneurs). À peine arrivé, une curieuse histoire au potentiel d’enquête le happe et le mène sans transition à l’obsession. D’abord, il y a cette jeune fille blanche qui prétend être possédée par un démon. Une enfant des rues parlant le lingala et qui suscite la convoitise d’un anthropologue qui préfère l’étudier plutôt que de l’aider. Presque simultanément, Béchard entre en contact avec une championne de la cause de la conservation de la nature qui le met en garde contre son ex-patron, champion, lui, des malversations et de l’appétit sexuel pour les fruits encore pas mal trop verts. La collaboration sera de courte durée puisque la conservatrice sera retrouvée morte dans un mystérieux accident de voiture quelques heures plus tard. Cognant à la porte des maquereaux comme des guides spirituels, s’enfonçant dans la brousse et visitant les congrès internationaux de la classe supérieure, Béchard tentera de faire la lumière sur ce que l’on tente de toute évidence de taire. Comme toujours chez l’écrivain-journaliste, les personnages sont nombreux à s’entasser dans la galerie, tous formidablement vivants et constellés d’histoires. Plus l’enquête progresse, plus la confusion s’installe dans le cerveau brumeux du reporter, lente descente dans la démence accélérée par la proximité de la progéniture spirituelle trop nombreuse de Kurz, le psychopathe magnétique dépeint par Conrad dans son Au cœur des ténèbres :

[…] je croyais, en fait, que toutes les visions du monde étaient hybrides, que nos cerveaux étaient des couches archéologiques, voire des strates géologiques, constituées non seulement de croyances, mais d’instincts, de sorte que pendant que nous jouions en surface à nous donner l’air de créatures rationnelles et modernes, nos viscères fourmillaient de terreurs primitives.

L’engeance de Kurz

Outre l’autocritique pénétrante de Béchard qui s’empêtre toujours un peu plus dans les rets du doute perpétuel, éreintante position de celui qui a choisi d’accueillir tous les torts sur ses épaules, ce livre est aussi un kaléidoscope bousculant d’opinions moins nobles. Décomplexés par la noirceur généralisée du monde, les deux grands « méchants » de ces magouilles politiques (qui baignent autant dans le commerce de diamants que dans le trafic d’influence), Richmond Voos et Alton Hooke, empoisonnent le Congo de leurs logiques perverses. L’un ayant vogué si loin de la morale qu’il n’admet plus la moindre contrainte à ses sombres désirs, l’autre ancien requin de la finance reconverti en G.I. Joe qui se rêve aventurier couillu et adulé, mais qui n’est en vérité que l’épave d’un homme-fossile, dinosaure violent enclin aux raisonnements détraqués et conspirationnistes. Pour se perdre dans ces raisonnements délétères, certains n’ont nul besoin de la moiteur de la jungle et de la malaria qui s’y tapit en embuscade.

On lit des pavés sans fin sur la croissance personnelle, non pas pour changer, mais pour sentir et pour dire aux autres qu’on a changé. La bonté, c’est un truc de perspective, une lueur de vertu mesurée par rapport aux ténèbres humaines, qui sont infiniment plus immenses et plus honnêtes, et qu’on qualifie d’animales ou de mal aussi vite qu’on le peut, de crainte de nous y reconnaître, avant de les rayer de notre conscience. Tu peux passer ta vie à rêver d’innocence, ou bien tu peux accepter ce que tu es, et vivre.

Dans ce sixième livre, c’est finalement la crise de sens que met en scène Béchard, mêlant inextricablement ce que ses voyages lui ont dit du monde, ce que sa propre formation a de traumatique et le secours relatif qu’offrent les livres et la fiction pour traverser le champ miné de l’accomplissement (ici indissociable du progrès). Faisant face à la lâcheté universelle, cet ouvrage s’écarte des héros fabriqués a posteriori et à la figure exempte de toute anfractuosité. À mon sens, bien que paradoxalement, voilà ce qui s’approche le plus d’une entreprise littéraire authentiquement héroïque. ♦

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Deni Ellis Béchard
Dominique Fortier
Québec, Alto
2019, 320 p., 27.95 $