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Retourner à la maison :

Retourner à la maison :
plaidoyer pour une meilleure éducation à la violence

TRAUMAVERTISSEMENT

Violences étatiques et domestiques, mention de transphobie et de violences sexuelles.

Thématique·s
pour la suite du monde
plaidoyer pour une meilleure éducation à la violence

TRAUMAVERTISSEMENT

Violences étatiques et domestiques, mention de transphobie et de violences sexuelles.

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À la fin du secondaire, j’ai quitté la maison pour éviter les incessantes disputes de famille. J’appelle désormais trop peu souvent ma mère, mais on se chicane moins. J’ai appris jeune à fuir les conflits et à avoir honte des désaccords. On s’est bâti une identité collective là-dessus: «Au Québec, on n’aime pas la chicane.» Une identité qui nous empêche de reconnaître les conflits pour ce qu’ils sont, des opportunités qu’on peut saisir pour renforcer nos relations interpersonnelles. Pire, notre manque d’éducation à la violence et notre aversion pour les conflits nous mènent à tolérer diverses formes de violences étatiques, à confondre la résistance de groupes marginalisés avec de la violence et à fermer l’œil lorsque nous sommes témoins de disputes violentes, faute de savoir comment réagir.

En janvier, le Centre pour les droits humains et le pluralisme juridique de l’Université McGill a décidé d’accueillir un membre d’une organisation qui lutte contre les droits des personnes trans à venir parler d’enjeux LGBTQ+. Une coalition s’est alors formée pour protester contre la venue de ce conférencier. Il s’agissait de dénoncer la violence encouragée par son organisation, qui tente d’exclure les personnes trans de la communauté LGBTQ+, et de les empêcher d’obtenir des soins affirmatifs ou un changement de mention de genre sur leurs documents officiels. Au cœur des inquiétudes de la coalition, la possibilité que la tenue de cette conférence légitime l’agenda politique du conférencier transphobe, venu au Canada, selon ses dires, pour y lancer un débat similaire à celui entretenu en Angleterre par son organisation: les personnes trans devraient-elles avoir le droit d’exister dans l’espace public et d’être reconnues tel qu’elles le souhaitent?

L’administration de l’école ainsi que certain·es chroniqueur·euses de droite se sont empressé·es d’accuser les manifestant·es de porter atteinte à la «liberté académique». L’affaire n’est pas sans rappeler le débat médiatique autour de l’utilisation du mot en n, survenu après que des étudiant·es ont prié leurs professeur·es de faire preuve de sensibilité, de ne pas utiliser un vocabulaire déshumanisant à leur égard, ou du moins de les avertir quand ce type de vocabulaire était présent dans les œuvres mises à l’étude. L’histoire est toujours la même: un groupe de personnes venant de communautés marginalisées arrive ou est invité dans un milieu où il est minoritaire. Le groupe désigne des éléments qui contribuent à son exclusion de ce milieu, pour finir par se faire dire qu’il est lui-même le problème. Ce phénomène a notamment été théorisé par l’essayiste Sara Ahmed dans son livre Living a Feminist Life, où elle écrit: «Quand vous exposez un problème, vous posez problème.»

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Sans cesse, le concept de liberté est mobilisé par des institutions et des personnes en situation de pouvoir pour excuser des actions violentes ou la diffusion de la violence. Dans le milieu littéraire, cette tendance se reflète dans notre facilité à pardonner d’avance les comportements déplacés de certain·es artistes en raison de leur prétendu génie ou de leur notoriété, comme nous le signalait un groupe formé de centaines de femmes et de personnes issues des minorités de genre dans leur déclaration commune sur les violences sexuelles et les abus de pouvoir dans le milieu littéraire1.

Si cette attitude peut s’expliquer par le désir, chez certaines personnes en situation de pouvoir, de conserver leur statut, je pense qu’elle découle également de notre incompréhension collective des rouages de la violence. Ce manque de littératie est dangereux. Il nous mène à ignorer les signes précurseurs de situations violentes, à croire que les cris chez la voisine ne sont pas de nos affaires, et à rester figé·es lorsque vient notre tour d’intervenir.

Pour rompre l’immobilisme, il faudra tout d’abord passer outre notre peur des affrontements, pratiquer des interventions quotidiennes, et comprendre que nous sommes l’affaire de tous·tes, car nous sommes tous·tes connecté·es – on nous l’a juste fait oublier.

Dans leur article Everyday Decolonization: Living a Decolonizing Queer Politics, Sarah Hunt et Cindy Holmes tentent de mettre en lumière des pratiques quotidiennes de solidarité et de décolonisation qui sont trop souvent ignorées. J’apprends d’elles ce que tant de mes aîné·es ont démontré au cours de ma vie: les relations sont au cœur du travail de résistance. Je me désole d’avoir pris tant de temps à comprendre la leçon, l’importance de décrocher le téléphone.

Dans Insurgent Love, Ardath Whynacht retrace les origines coloniales des dynamiques de violence domestique maintenant répandues à travers le pays, et donne des outils aux lecteur·rices pour apprendre à distinguer différents types de violence et analyser le genre d’intervention le plus approprié dans chaque cas. En classe2, nous avons écrit, pour l’examen de mi-session, de fausses lettres au ministre de l’Éducation pour lui demander de mettre ce livre au programme. Je doute que l’envoi d’une telle lettre ait beaucoup d’impact, mais je peux espérer que ma suggestion vous atteigne, et je sais que nous pouvons compter sur nous-mêmes pour faire le travail d’éducation nécessaire. Aidons-nous les un·es les autres à analyser les dynamiques de violence, à rester critiques face aux institutions qui tentent de faire taire la dissidence, et à régler nos disputes. Si la clé de la prévention de la violence passe par la formation de liens communautaires, la clé de l’éducation à la violence passe peut-être elle aussi par là. Il est temps pour moi d’appeler ma mère.

 


Laura Doyle Péan a participé à plusieurs productions avec l’Espace de la Diversité et avec Les Allumeuses, collectif féministe. Artiste multidisciplinaire, poète et activiste, l’auteur·rice haïtiano-québécois·e s’intéresse au rôle de l’art dans les transformations sociales. Son premier recueil, Cœur Yoyo, publié par Mémoire d’encrier en 2020, a été finaliste au Prix des enseignants de français 2021. La version anglaise du recueil, Yoyo Heart, est parue à Londres en 2022.

  • 1. La lettre, intitulée «Revendications et pistes de solutions», a été rendue publique le 15 juillet 2020 dans le sillon du mouvement #MeToo et d’une vague de dénonciations dans le secteur culturel. On peut la lire sur le site de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ).
  • 2. Dans l’excellent séminaire Ending Sexual Violence, donné par l’artiste, chercheuse et professeure Nathalie Batraville à l’Université Concordia.
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