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Éditorial
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C’était en mai 2016 et je vivais en France depuis plus de dix ans.

Dans la cour du bâtiment de l’École des Beaux-Arts, me dirigeant vers la salle où je devais rejoindre mes collègues de l’association Livraisons à l’occasion du Festival de la revue de Lyon, je n’en menais pas large.

Je faisais partie depuis quelques mois du conseil d’administration de l’association, fondée par Gwilherm Perthuis et Paul Ruellan. Livraisons œuvrait pour la promotion et la diffusion des revues en lettres, arts et sciences humaines dans la région du Rhône, et nous préparions depuis des semaines cette deuxième édition du festival, au cours de laquelle était même prévu un «Focus sur le Québec». Les revues Estuaire, Contre-jour et Liberté allaient être présentes; la comédienne Anne Alvaro lirait des poèmes de Benoit Jutras.

Mais j’avais peur.

Je n’étais pas tout à fait nouvelle dans le monde des revues. Tout avait commencé par Cousins de personne, une association et un webzine que j’avais cofondés avec Marie-Noëlle Blais en 2012 –ce nom était un hommage au savoureux texte d’Hubert Aquin, «Nos cousins de France», dans lequel l’auteur analysait les rapports entre le Québec et l’Hexagone, tissés de malentendus, de méconnaissances, de complexes (de supériorité d’un côté, d’infériorité de l’autre). Cousins de personne était pour nous –Québécoises installées elle à Paris, moi à Lyon–destiné à faire connaître aux lectrices et lecteurs autre chose que le ramassis de clichés qui semblait parfois tenir lieu de savoir sur la littérature québécoise. Ce n’était pas forcément par mauvaise volonté de la part de «nos cousins»… C’était plutôt, pensions-nous, en raison d’un problème de diffusion qui découlait de ce contre quoi nous voulions lutter: l’hégémonie du vaisseau mère français sur tous ses satellites, les autres pays francophones.

Quelques années après, vivant toujours en France, j’ai été désignée pour codiriger, avec Annie Goulet, éditrice québécoise, la revue de création Le pigeon. Publiée par les éditions de L’Hexagone (Montréal), elle devait être distribuée tant au Québec qu’en Europe francophone. Cette fois, il s’agissait de donner un autre sens au mot «francophonie»: en France, ce terme désigne le plus souvent non pas l’ensemble des peuples francophones, mais bien ceux et celles qui s’expriment en français en dehors de la France. Bref, il y a la France et la francophonie – parfois, on dit aussi les francophonies. Notre revue, qui invitait et mettait sur un pied d’égalité des plumes autant françaises que québécoises, belges, suisses, africaines ou maghrébines, voulait casser cette vision colonialiste. Malheureusement, et malgré des ventes respectables des deux côtés de l’Atlantique, le vol du Pigeon fut de courte durée, pour cause de non-rentabilité…

En mai 2016, j’avais l’impression d’avoir trouvé une nouvelle famille littéraire dans cette France qui m’avait d’abord semblé être le Pays des Portes Fermées. J’avais rencontré les gens des revues de Lyon, mais aussi André Chabin et Yannick Kéravec, cofondateurs de l’association Ent’revues et du Salon de la revue de Paris. Pour les exclus du monde littéraire et culturel français mainstream comme moi, celles et ceux qui défendaient les revues en France étaient les gardiens du Pays des Portes Ouvertes.

Mais voilà, lors de ce premier Festival de la revue de Lyon auquel j’ai participé, nous sortions de l’année 2015, qui s’était ouverte sur les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, et fermée sur ceux du 13novembre au Bataclan, au Stade de France et sur les terrasses de restaurants des 10e et 11e arrondissements. Ne nous mettions-nous pas en danger en nous réunissant ainsi à l’École des Beaux-Arts, alors que les terroristes avaient appelé à attaquer les établissements d’enseignementpartout en France? Tant d’événements universitaires avaient été annulés depuis le 13novembre que ceux qui les maintenaient étaient un peu considérés comme des… kamikazes.

Mes amis français étaient plus aguerris que moi. Je ne dis pas qu’ils n’avaient pas peur… mais ils refusaient de laisser la peur les guider. Et j’ai compris pourquoi: ces retrouvailles entre revuistes et lecteurs, lectrices, étaient le plus beau lieu de réconfort qui soit.

Car une revue est un lieu qui sert à garder vivants le débat d’idées, la critique et l’échange dans un monde qui leur fait de moins en moins de place. Une revue est un espace de résistance aux discours rapides, aux pensées toutes faites, à la violence des actualités.

Une revue, c’est parfois un beau, grand, riche Salon des refusés.

Je pense donc que je vais me plaire ici. Et comptez sur moi pour aller fièrement présenter LQ à mes complices revuistes de la première heure, au Salon de la revue de Paris ou au Festival de la revue de Lyon. Là où les portes sont ouvertes et où la pensée circule, libre, délestée des injonctions impérieuses de l’instantané, LQ ira.

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