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Reptilienne

Nouvelle
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Ne pas se rendre à l’aéroport avec moi. Ne pas prendre l’avion avec moi. Ne pas subir d’accident avec moi. Ne pas se retrouver dans une situation de crise avec moi.

C’est assuré. En cas d’urgence, je me soustrais et t’abandonne. Je ne suis pas celle qui assurera ta survie, encore moins ton bien-être. Je serai celle qui se foutra de tout; de la bienséance, de ma dignité, des autres, de toi. Je te pousserai à la mer pour prendre ta place dans la barque de naufrage.

Je suis celle qui veut sauver sa peau.

Sache que ce n’est pas mon choix. C’est ainsi.

Le soleil de cinq heures plombe sur Innsbruck. Nous baignons dans l’euphorie de la montée en téléphérique, la dernière avant l’arrêt du système pour la nuit. Nous prenons des photos de la vallée s’étalant au creux du corridor creusé par les Alpes, dont les pics rivalisent de hauteur. Tu me demandes si je suis anxieuse à l’idée de camper en hamac au sommet, pour une semaine. Je te réponds franchement que non, on a tout ce qu’il faut, et il fait beau. J’appréhende souvent la fraîcheur qui accompagne les nuits en plein air, mais pas aujourd’hui. Aucun risque.

Mon courage ponctuel est le fruit de longues préméditations. Un semblant de bravoure ne pouvant se générer sur appel. Devant le danger subit, mes réactions sont aléatoires, aussi réfléchies que l’influx nerveux qui anime mollusques et insectes.

Parfois, rien ne laisse présager ce qui vient. Pas le moindre doute, le plus infime signe d’alerte. Rien qui me permettrait de me préparer au pire.

Nous descendons du téléphérique et attaquons la montagne, seuls randonneurs sur le Zirbenweg sillonnant en lacets la crête reliant Patscherkofel à Glungezer. Au terme d’une heure de marche, étourdis par la montée accélérée, nous nous asseyons pour boire. Je tourne la tête vers l’ouest et fais courir mon regard contre les flancs escarpés de la chaîne alpine. C’est là que je le remarque, le nuage gris en forme d’enclume, sous lequel un rideau sombre s’opacifie. Il se tient encore loin dans les contreforts de Patscherkofel, mais le vent qui souffle dans notre direction ramène le cumulonimbus vers nous.

Une zone de mon cerveau s’active, s’affole. J’agite un doigt en direction de l’averse, que tu observes, placide.

Je me lève, robotique, déjà en quête d’un endroit où nous abriter pour la nuit. Tandis que tu me rejoins au pas de course, maudissant mon énervement chronique, le tonnerre se met à gronder.

Une amie du secondaire me disait que j’étais primitive. Ce n’était pas destiné à m’insulter. Elle remarquait par là ma propension à vouloir me sécuriser, me protéger, m’assurer de la satisfaction de mes besoins essentiels. Cette amie avait mesuré le drame qui se joue lorsque mon équilibre se rompt et que mes automatismes bestiaux s’enclenchent. Tranquillement, elle s’est éloignée de ma vie comme on s’éloigne d’un animal sauvage et imprévisible.

Je me retourne pour apercevoir un deuxième éclair déchirer le ciel; long, nervuré, dont la vibration se répercute jusque dans mon bassin.

Ma marche nerveuse se transforme en course éperdue. Tu me hurles de ralentir, je redouble d’allure. La pluie se met à tomber, d’abord timide, puis torrentielle. Mes yeux déments cherchent désespérément un couvert. Quelques instants plus tard, la pluie laisse place à une grêle drue, les foudres se multiplient, éclairant la nuit de feux erratiques, non pas blancs, mais d’un rouge violacé. Leur éclat aveugle l’entièreté de mon champ de vision. Il me faut me démener entre la noirceur totale et la lumière la plus insoutenable.

Je vais mourir.

J’ignore pourquoi on dit d’une personne demeurant flegmatique devant l’adversité qu’elle est dotée d’un sang-froid. Les reptiles, qu’on dit poïkilothermes, ont le sang froid, et sont les premiers à se dérober en cas d’alerte.

Je trouve enfin une grotte étroite pouvant accueillir de justesse une petite personne recroquevillée. Je m’y réfugie avec la vélocité d’une couleuvre qui se faufilerait entre les pierres d’une crevasse. Dans ma tête, une absence complète, comme je n’en ai jamais connu. Mon corps prend le dessus, me fait pousser des hurlements pouvant concourir avec la violence de la tempête.

Toi, tu attends dehors, debout sous la pluie, dépité.

Un éclair s’écrase à quelques mètres de nous. Mon sentiment de sécurité précaire s’évanouit derechef. Le cœur défaillant, abandonnant tout, je m’éjecte hors de la grotte pour me précipiter en sens inverse, là d’où nous venons.

Ma vision se réduit, devient tunnel. Un seul objectif: retrouver le porche du refuge des remontées mécaniques. Chaque seconde est peut-être la dernière. Je suis propulsée par une énergie incandescente, surréelle, aux allures de possession.

Le cerveau reptilien est le siège de notre instinct de survie et de nos besoins fondamentaux. Principal responsable de nos comportements primitifs, tels que la peur et l’égoïsme, il se passe de réflexion; il réagit.

La matière grise de nos plus lointains ancêtres était essentiellement reptilienne. Aujourd’hui, elle est préprogrammée selon les espèces et les individus.

Elle ne peut pas s’adapter ou se modifier.

Pendant que nous courions, nos sacs à dos suspendus de part et d’autre de tes épaules auraient aisément pu te déséquilibrer et entraîner ta chute. Tu aurais pu te crever les yeux sur une branche, te casser les cervicales, te fendre le crâne.

Tu aurais pu trébucher sur une racine, glisser dans la boue, mettre le pied sur un rocher précaire et sombrer dans le ravin.

Le pire est que je ne m’en serais pas rendu compte.

Tu aurais pu mourir que j’aurais continué de courir, éperdue, pour m’apercevoir seulement trop tard de ta disparition, contre laquelle je n’aurais rien pu faire. J’aurais été parfaitement impuissante devant le constat de ton absence.

Le soleil se serait levé après une nuit d’angoisse absolue, au terme de laquelle je serais descendue de la montagne pour aller rapporter l’incident à la police autrichienne.

J’aurais eu à appeler tes parents pour leur expliquer que le voyage avait mal tourné pour toi. À cause de moi.

Le porche du refuge me couvre juste ce qu’il faut pour que je ne sois plus directement exposée aux éléments. Tranquillement, les feux des éclairs s’éloignent, et un vent se lève. Glacial, comme seuls 2200 mètres d’altitude peuvent produire. Je claque des dents en fouillant du regard la noirceur insondable qui me refuse jusqu’à l’écho de tes pas.

Après un temps incalculable, j’assiste à ton arrivée dans un soulagement ineffable.

Tu es détrempé, et tous tes vêtements sont souillés. Ton sac a pris l’averse: il n’avait pas sa bâche imperméable pour le couvrir. Entre la gestion de ta blonde et de nos biens, tu n’as pas eu le temps de la déployer.

La nuit qui s’ensuit est à l’image du reste. Tu rassembles vaillamment des bûches sèches dégotées sous le porche, puis allumes péniblement un feu que tu alimentes sans relâche jusqu’à l’aube. Puisque je frissonne encore,
tu m’emmaillotes dans nos sacs de couchage et nos hamacs.

Tu passes des heures à découvert, à tenter vainement de te réchauffer près des flammes maigres, tandis que je somnole dans les quadruples épaisseurs de tissu synthétique, profitant d’une chaleur relative dont tu ne bénéficieras même pas un seul instant.

Notre «semaine de camping dans les Alpes» se raccourcit à une seule nuit.

Le lendemain, nous regagnons sans regret Innsbruck, où nous réservons une chambre d’auberge quatre étoiles. Du luxe pour panser l’atroce.

J’observe mon reflet dans la vitre du téléphérique qui nous ramène au sol; bleu, cerné, desséché, comme grugé. Spectral.

Tu as pire mine encore. Tremblant dans ton chandail encore humide, secoué de quintes de toux grasse. Ton œil est sombre à mon endroit, et ta voix éraillée est empreinte d’une amertume, d’une déception sans noms. Tu me demandes où est mon esprit d’équipe, mon sens de l’entraide, ma solidarité.

Je ne sais quoi répondre. Je n’ai aucune idée si je suis dotée de telles choses.

Je reviens à la vie sous le jet brûlant de la douche. Alors que je rince ma tête terreuse, je remarque que mes cheveux s’accrochent étrangement à mes mains. Le drain s’encombre.

Je porte un spécimen à mes yeux, en examine les extrémités. Son bulbe blanc est là. Un cheveu tout à fait sain dont la vie a été brutalement écourtée.

Au matin, sur l’oreiller de satin, l’hécatombe se renouvelle. Ma taie est jonchée de longs filaments roux. Je jette le paquet à la poubelle pour éviter de t’inquiéter.

La chute se poursuit. Huit mois plus tard, je commence à voir luire mon crâne à travers ce qui était auparavant une chevelure dense. Et parmi mes repousses, le nombre de cheveux blancs s’accroît.

J’enquête sur les symptômes, retrace sans surprise la cause du choc émotionnel. Apparemment, dans ces cas-là, rien ne peut freiner la perte capillaire.

Peut-être que je deviendrai chauve, aussi nue que les reptiles, mes plus proches cousins. Tranquillement, je commence à prendre l’aspect de mes semblables.

Si tu savais comme je t’envie. Tu es fait de cette étoffe évoluée dont sont constitués les héros, alors que je suis de celle composant les pleutres, les couards. Rien ne pourra y remédier. Ce destin est inscrit au plus creux de mon cerveau, de mes gênes.

Si tu savais comme j’ai honte de cette nature qui me gouverne, cet instinct qui à la fois me sauve et me terrasse.

Si tu savais comme j’ai peur d’abandonner des enfants, ceux des autres comme les futurs miens, devant le moindre signe d’adversité. D’être incapable de les défendre ou de les sauver en cas de drame.

J’ai peur de me retrouver devant l’irréparable.

J’écris comme j’ai couru le Zirbenweg, dans cet état d’alerte autocentrée, m’apprêtant à être foudroyée à chaque instant. Paniquée, doutant de tout, me figurant le pire, perdant encore plus de cheveux. J’exprime mon propre venin comme d’autres traient un cobra, dans une stupeur presque familière, sentant constamment la proximité du danger auquel je m’expose.

Car il me faut l’admettre: le plus souvent, c’est moi qui réunis les conditions propices à mon effroi.

Ne serait-ce que pour cette urgence qu’il me procure en écrivant, je ne voudrais pas guérir le reptile que je suis.
La vérité est que je me complais dans cette condition, et que j’en tire profit. La panique est tour à tour mon moteur, mon poison et mon antidote. À l’image du serpent qui se mord la queue, je cours à ma perte, me compromets, me brise,
puis recommence.

 


Fanie Demeule est responsable éditoriale des maisons d’édition Tête première et Hamac. Elle termine un doctorat en études littéraires à l’UQAM, où elle est chargée de cours. Elle a fait paraître deux romans, Déterrer les os (2016) et Roux clair naturel (2019).

 

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