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Réparations

Élégant premier roman, Petite Madeleine dessine la trajectoire d’une lignée de femmes, et redéfinit le sens du mot «résister».

Roman

Élégant premier roman, Petite Madeleine dessine la trajectoire d’une lignée de femmes, et redéfinit le sens du mot «résister».

«La jeune femme a un visage ovale au teint d’albâtre. De longues jambes fuselées. Ses yeux sont comme deux petits lacs profonds. Ils ont la couleur de la mousse végétale. Ses cheveux forment une masse sombre, un bloc de mica noir.» Et elle a froid. C’est Mademoiselle Fargeau, «l’un des plus jolis modèles de Montparnasse», quartier fourmillant de peintres venus d’ailleurs (Modigliani, Chagall, Foujita, notamment) en ce début de XXe siècle. La scène qui ouvre le premier roman de Philippe Lavalette est lourde de sens; difficile, en effet, de ne pas voir dans l’immobilité docile du modèle une douloureuse métaphore de ce à quoi les femmes peuvent aspirer alors. Être regardées, objectifiées, le corps obéissant aux commandes, les mouvements de l’esprit bien dissimulés — surtout, ne pas donner son avis —, et tant pis pour l’inconfort.

Pourtant, plusieurs des femmes dont l’histoire nous est racontée ici résisteront, chacune à sa façon. Tout commence le jour où la muse évoquée plus haut trouve un nouveau-né sur un paillasson. Elle le confie à l’Assistance publique, après lui avoir donné un nom, le sien, parce qu’il «en faut bien un»: Madeleine Fargeau. C’est cette petite au cœur blindé, abandonnée deux fois, que l’on suivra. De sa famille d’accueil à la ferme où elle est employée, jusque dans sa propre maison de campagne, elle traîne sa carapace. Elle en aura besoin, quand elle sera enceinte une première fois et que son amant refusera de reconnaître sa paternité. «J’ai compris que tu avais accepté la trahison, qu’elle faisait partie de ton destin. J’ai deviné que cette malédiction était, pour toi, inscrite dans ta vie, que tu l’acceptais et qu’elle devait se perpétuer dans les nôtres», écrit le narrateur, alter ego de l’auteur, à celle qui est en fait sa grand-mère. Dans cette première lettre d’une longue série, rédigées près d’un siècle plus tard, on comprend que Philippe Lavalette s’est lancé sur les traces de son ascendance, durement éprouvée par la lâcheté des hommes. Or Jeannine, sœur aînée de Madeleine, rejettera cette malédiction. D’abord en quittant la campagne, à laquelle elle préférera l’anonymat des villes, puis en refusant catégoriquement de marcher dans les pas de sa mère: «[p]as question pour elle de père inconnu, pas question de «loyauté» à l’égard de sa lignée, pas question de destin tracé d’avance.» Une rupture bienfaisante, qui annonce par contraste le resserrement des liens, la mise en place d’un noyau familial.

De l’Histoire et de l’intime

Particulièrement lucide, la réflexion sur les conditions de naissance et sur la possibilité ou non de choisir son propre avenir traverse le roman. À ce chapitre, Madeleine le comprend très tôt, les hommes «la protègent comme ils peuvent la dévaster» — en la ramenant par exemple à son corps, fait pour être possédé, littéralement. On écrira d’ailleurs de Lucia, la mère biologique de la jeune femme, qu’elle «affiche une mine vaincue» après avoir été mise enceinte. Quelques hommes sont des alliés, donc, comme le professeur de Madeleine, qui l’encourage à lire et permet ainsi à ses mondes intérieurs d’exulter. D’autres ont une vision obtuse, conservatrice des rapports humains, malgré leur relative bonne foi. Son histoire avec Basile, jeune homme de l’Assistance publique avec lequel elle aura une courte idylle, se révèle particulièrement évocatrice. Un soir, ils se réservent chacun une surprise: elle lui fait une lecture enfiévrée de Michel Strogoff de Jules Verne, sans s’apercevoir de son incompréhension grandissante et, oui, de sa jalousie. «Ma surprise, c’est que j’voudrais te marier, Madeleine. Te faire des petits», lui lance-t-il en retour, blessé. C’est un passage fort, en ceci qu’il démontre toute l’étroitesse des possibles pour Madeleine. Une porte vient de se refermer.

Si Petite Madeleine bénéficie de l’œil précis et de l’inventivité du directeur photo — Philippe Lavalette a entre autres travaillé sur Le ring et Inch’Allah, deux films réalisés par sa fille Anaïs Barbeau-Lavalette —, il s’en dégage une élégance froide, à laquelle contribuent sans doute l’énumération des nombreux faits historiques. Les lettres du narrateur, très incarnées, viennent toutefois contrebalancer cet aspect plus cérébral, en humanisant les personnages, en réparant cette lignée émaillée de cassures. La démarche intime qui a précédé le roman, une enquête familiale rappelant celle de sa fille pour La femme qui fuit (Marchand de feuilles, 2015), y est aussi explicitée.

Sur les femmes qui l’ont précédé, l’auteur pose donc un regard nuancé et tendre. Il nous rappelle cette chose essentielle, rompant avec une bien-pensance alimentée de vigoureux préjugés: il faut être forte pour casser le moule et partir; il faut aussi l’être pour rester. ♦

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Philippe Lavalette
Montréal, Marchand de feuilles
2017, 166 p., 23.95 $