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Refaire corps

Un premier roman qui surgit comme un doigt d’honneur adressé à la fatalité.

Récit

Un premier roman qui surgit comme un doigt d’honneur adressé à la fatalité.

Depuis janvier, par un étrange concours de circonstances (ou bien selon une logique associative plus ou moins consciente), j’ai enchaîné les lectures de récits de femmes qui débutent tous par le décès de la mère: Rien ne s’oppose à la nuit (JC Lattès, 2011), de Delphine de Vigan, Fugitive parce que reine (Gallimard, 2018), de Violaine Huisman, La familia grande (Seuil, 2021), de Camille Kouchner, pour ne nommer que ceux-là. La mort de la mère, plus que la femme elle-même, constitue l’énigme de la vie de la fille et devient le catalyseur de l’écriture qui révèle les secrets de l’histoire familiale – secrets qui sont, à tout coup, de l’ordre de la violence, de la dépendance, de l’agression sexuelle, de la pédophilie, du suicide. Y avait-il des limites si oui je les ai franchies mais c’était par amour ok, première œuvre de Michelle Lapierre-Dallaire, s’inscrit dans cette filiation littéraire et rajoute à la quête pour la résilience, laquelle tient lieu d’horizon de l’écrit.

Se déverser

Ce récit brutal qui nomme, dénonce et envoie paître paraît dans un contexte particulier, celui d’une nouvelle «libération de la parole» où le littéraire et la sphère publique et médiatique se superposent, se confondent, se renforcent l’un l’autre. D’emblée, l’autrice, qui se réclame du milieu littéraire, situe son histoire et interroge la portée de sa voix dans une telle chambre d’écho:

Dans les médias, des gens ajoutent courageusement des noms à une liste pour dénoncer des abus, des agressions, des viols. […] J’apprivoise la mort de ma mère dans ce chaos social-là.

Le suicide maternel hante la narratrice et la propulse dans une spirale de désorganisation psychique dans laquelle elle essaie de faire la part entre son destin et celui de sa mère: «Quand j’ai appris que ma mère s’était tuée, mon ventre s’est ouvert et déversé sur l’asphalte.» Y avait-il des limites… est l’histoire de ce corps qui se déverse, se répand, se disloque et tend à retrouver une intégrité, un moment d’équilibre. Les dessins de Pierre-Nicolas Riou, qui accompagnent le texte, créent à ce titre une résonance intéressante avec l’expérience qui est confiée.

Sans détour, ce récit bouleversant nous expose à ce qui, dans les gestes et les mots les plus familiers, est à l’origine du trauma. L’innocence que revêtent les poupées, les cartes à jouer et les murs mauves est retournée pour montrer les charnières de l’inceste, du viol et de l’abus de pouvoir. L’autorité parentale se double d’une perversité masculine dont la narratrice peine à se défaire. En effet, si elle admet qu’«il est faux de penser qu’on peut se remettre de tout», elle est elle-même effrayée par son désir excessif et exalté, un désir «fou, galvanisé, un désir nucléaire, un sentiment vertigineux de fin des temps, de cataclysme, de mort». Lorsque l’amour est contaminé par la douleur et la violence, il est impossible de «justifier ou raisonner quoi que ce soit».

Se recomposer

Lorsqu’on lit Lapierre-Dallaire, on entend la rage, la détresse, le désespoir. On entend aussi ce qui anime l’instinct de survie et s’efforce d’instaurer de nouveaux repères, de nouvelles limites pour donner sens à une vie que la narratrice souhaite pour elle-même. Le discours du «je» est habité par d’autres voix et fait ponctuellement alterner les destinataires, ce qui a pour effet de modéliser le ton et l’énonciation, qui tanguent tantôt vers la supplication, tantôt vers la condamnation. La narratrice est néanmoins conduite par le désir d’aimer et d’être aimée à sa juste mesure, mettant en garde le lecteur-amant averti:

Je change mille fois par jour. Il faudra que tu aimes toutes les femmes que je suis et toutes les enfants aussi. Et quand je serai une enfant, surtout, n’approche jamais tes mains de mon corps.

Le récit de Lapierre-Dallaire, duquel ressort une beauté certaine, accorde à l’écriture le pouvoir de sauver celle qui parle, de «transform[er] [l]a terreur en prouesse», de «catalys[er] [l]a détresse en victoire». Dans ce revirement devenu commun à un tel type de démarche et dont on peut se méfier, l’écriture sur l’écriture se présente comme une sorte de cure, un exorcisme aliénant qui cherche à extraire la pourriture d’un sujet qui est son propre objet d’analyse. Y avait-il des limites… est en ce sens une expérience de lecture troublante qui fait croire en la possibilité de s’en sortir, de déjouer la fatalité et d’imaginer la suite de l’histoire.

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Michelle Lapierre-Dallaire
Montréal, La Mèche
2021, 188 p., 22.95 $