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Recul tutélaire

Après quelques rares percées de Réjean Ducharme dans le milieu anglophone, voici une excellente traduction de L’avalée des avalés, éditée à Montréal.

Traduction

Après quelques rares percées de Réjean Ducharme dans le milieu anglophone, voici une excellente traduction de L’avalée des avalés, éditée à Montréal.

Je n’ai pas relu le premier roman de Réjean Ducharme dans sa version originale avant de me lancer dans cette nouvelle traduction de Madeleine Stratford. Je ne suis pas non plus de ceux et celles qui ont des phrases de l’auteur de L’océantume (1968) gravées dans la mémoire. Mes premiers contacts avec l’écrivain datent du début de ma vingtaine et m’ont laissé sans émotion, sinon sceptique: Le nez qui voque (1967) m’intéressait à peu près autant que n’importe quel récit d’un mauvais rhume, et ce que je percevais comme le prétexte narratif de L’hiver de force (1973) m’est d’abord apparu moins convaincant que les intrigues de ses dernières œuvres, Dévadé (1990), Va savoir (1994) et Gros mots (1998). Si je propose cette périodisation, c’est moins par conviction critique à l’égard de l’auteur que par réaction à la monomanie de mes pairs – irrévérence qui a fini par influencer jusqu’à mon expérience de lecture. Hésitant, j’ai lu L’avalée des avalés (1966) pour la première fois il y a quelques années, entretenant une distance tout aussi orgueilleuse envers la narratrice, craignant dans toute identification avec elle un risque d’être entraîné vers ce qui me semblait relever d’un effet de crédulité collective hypocritement fusionnel. Inutile de dire qu’une telle distance m’a alors empêché d’apprécier l’œuvre à sa juste valeur.

L’ironie grossière de cette intolérance me fait un peu rire aujourd’hui lorsque je relis le premier des quatre-vingt-un chapitres du livre, qui débute bien sûr par ces mots:

Everything swallows me. When my eyes are shut, my own stomach swallows me, chokes me from within.

D’entrée de jeu, j’insiste sur cette ironie, puisqu’elle met aussi en évidence les raisons expliquant pourquoi cet opus a été plus ou moins boudé par le marché et le lectorat anglo-canadiens. Il faut toutefois mentionner que quelques écrivain·es et traducteur·rices ont déployé des efforts inouïs pour révéler Ducharme au Canada: Naïm Kattan a écrit en anglais sur L’avalée peu après sa parution initiale, mais peu d’autres critiques ont imité sa démarche. Ont suivi deux traductions canadiennes – Go Figure (2003) et Miss Take (2011), toutes deux publiées à Talonbooks –, auxquelles s’ajoute la première version britannique de L’avalée des avalés, réalisée par une amie proche de Samuel Beckett, Barbara Bray. Cette traduction n’a cependant pas été réimprimée depuis l’épuisement de son tirage, survenu l’année suivant sa parution1.

Contre tout jusqu’à preuve du contraire

On a fait grand cas du regard de Ducharme sur l’enfance et de l’agressivité qui se dégage de son œuvre, mais c’est plutôt à partir de quelques figures de sublimation, disséminées au fil du récit, que j’ai trouvé matière à réfléchir, plus précisément sur le destin interlinguistique du roman: «I’m in the process of becoming a free human being, and a human being in the process of becoming a free human being should be tight-lipped», affirme Bérénice qui, face à ses tuteurs, oscille entre rage et détachement. Pour être clair, je ne vois pas ici une allégorie spécifique d’un différend canado-québécois, quel qu’il soit, mais plutôt des aménagements et des mises à distance sourdes grâce auxquels nos vies (et tout marché littéraire) prennent nécessairement forme. L’attitude de Bérénice, fondée sur un retrait facétieux, est l’exception qui confirme la règle dans une quête autrement insatiable, ce qui m’amène par conséquent à interroger l’ouvrage en ces termes: quels modes et quelles durées de refus permettent le mieux de cerner les voies d’une liberté désirée, mais jamais encore advenue? Il y a le refus, mais aussi le refus du refus, desseins qui peuvent certainement se mélanger sans céder à la paralysie psychique.

L’importance de cette traduction québécoise réside bien sûr dans le fait qu’elle corrige une omission majeure au sein du corpus des titres d’ici disponibles en anglais, mais également dans son grand souci de ne pas escamoter l’ambiguïté morale de l’énonciation de la narratrice. On serait porté·es à croire que l’œuvre de Ducharme ne se traduit pas facilement étant donné l’acharnement du romancier dans son travail sur la phrase. Voilà une idée reçue que Stratford déboulonne avec une habileté décomplexée, tant sur les plans technique qu’esthétique. Elle prend acte du plein sens de cette invective de Bérénice:

Humans are so obsessed with charters that they don’t even dare to enjoy the privilege of defending themselves.

La brutalité du personnage et les soins de la traductrice s’enchevêtrent librement: je les suis toutes deux sans réserve jusqu’à la catastrophe.

  • 1. The Swallower Swallowed, Londres, Hamish Hamilton, 1968.
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Réjean Ducharme
Traduit du français par Madeleine Stratford
Montréal, Vehicule Press
2020, 260 p., 22.95 $