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Récit et contre-récit du « wokisme »

Récit et contre-récit du « wokisme »

Panique à l’Université fait contrepoids à deux ouvrages collectifs parus récemment et qui réfléchissent à la liberté académique: Identité, «race», liberté d’expression et Libertés malmenées.

Essai

Panique à l’Université fait contrepoids à deux ouvrages collectifs parus récemment et qui réfléchissent à la liberté académique: Identité, «race», liberté d’expression et Libertés malmenées.

L’exergue, tiré de Higher Education Under Fire (1995), de Michael Bérubé et Cary Nelson, donne le ton aux six chapitres de l’ouvrage: «Vous n’avez qu’à dire au public […] que ses enfants sont endoctrinés de force par des multiculturalistes déconstructionnistes fascistes communistes féministes, et vous tenez entre les mains un vrai best-seller – et un argument auquel même les non-spécialistes auront accès.» Il faut peut-être avoir déjà fréquenté la pensée de Francis Dupuis-Déri pour décoder la portée ironique de cette citation, qui se prolonge dans l’introduction, où abondent des exemples caricaturaux du «combat anti-woke» qui invoquent des polémistes français·es, québécois·es et américain·es. Vient ensuite, sur le mode du «or» (conjonction omniprésente dans l’ouvrage), le corps du texte, tandis que l’auteur cherche à remettre les pendules à l’heure.

Déboulonner les mythes

Dupuis-Déri reprend la définition de la «panique morale1» formulée par Stanley Cohen: «Le problème présenté comme un phénomène culturel généralisé est donc en réalité microscopique.» Ce récit, autant dire cette «fiction politique», servirait à maintenir le boys club en place.

L’un des points forts du livre, hormis la pléthore d’observations et de statistiques analysées, est de présenter une perspective de l’intérieur, l’essayiste enseignant la science politique à l’Université du Québec à Montréal. C’est dans un exercice de persuasion que s’engage l’auteur, en entreprenant un travail de déconstruction des mythes constitutifs de cette panique morale. Il s’en prend notamment à celui entourant l’offre de cours, qui aurait soi-disant complètement changé depuis «l’invasion woke». Il déboulonne aussi l’idée voulant que l’université ait fermé la porte aux hommes blancs, alors que les faits montrent le contraire. Enfin, il frappe un peu plus fort en s’attaquant au «mythe de l’université libre». Dans un portrait historique, Dupuis-Déri décrit comment cette institution, depuis ses origines, a été un lieu de discussions, de manifestations, de dissensions, d’échanges corsés; c’est peut-être même son essence la plus profonde:

[I]l ne faut pas confondre liberté d’expression et liberté universitaire. L’Université n’a jamais permis l’expression de n’importe quelle opinion ou thèse, et la prise de parole y a toujours été contrôlée par des normes disciplinaires et les paradigmes du moment, en particulier en ce qui concerne l’enseignement et les publications.

Un tel mythe renforce l’idée que ce lieu de savoir serait devenu un espace de tumultes, de crises, non propice à l’apprentissage, bien qu’il n’ait peut-être jamais été, en regard de l’histoire, aussi «calme» – et la liberté d’expression, aussi bien protégée. Enfin, le polémiste montre que les tensions à l’université sont la plupart du temps générées par des forces conservatrices ou réactionnaires (néonazies, antiféministes,etc.).

Si l’argumentation de Dupuis-Déri est convaincante, c’est avant tout parce qu’elle se fonde sur une analyse rhétorique. L’auteur épingle les schèmes et concepts qui traversent les discours relatifs à cette panique morale. Il évoque par exemple l’usage galvaudé du mot «censure» et s’arrête sur le rôle de termes d’origine anglophone comme «wokisme». Il postule que l’emploi (voire l’invention) de l’expression «cancel culture» occupe une fonction performative, dans la mesure où la langue française possède déjà les termes «chahut» et «boycott» pour désigner ce phénomène: «Assurément, cancel culture est plus effrayant.» Ce livre montre mieux que nul autre que tout événement, in fine, est une question de narration.

La perspective historique, qui arrive par la comparaison avec d’autres paniques morales, donne l’impression que l’essayiste a pris du recul par rapport à l’actualité, mais est-ce un leurre? On peut se demander si le positionnement idéologique de Dupuis-Déri n’induit pas certains angles morts dans sa réflexion: ne voit-il aucune menace issue de la gauche à la liberté académique, puisqu’il adhère absolument à une certaine doxa et que, par conséquent, il ne sera sans doute jamais la cible du «wokisme»? Enfin, comment se portera la liberté d’expression en contexte académique dans dix ou quinze ans? Cet exercice ne peut qu’être spéculatif; en attendant, Panique à l’Université apaise un peu nos craintes.

  • 1. «Une situation, un événement, un groupe ou un individu émerge pour être identifié comme une menace aux valeurs et aux intérêts de la société. Sa nature est présentée de manière caricaturale et stéréotypée par les médias de masse, des digues morales sont érigées par des éditorialistes, les autorités religieuses, les politiques et d’autres bien-pensants et des experts socialement reconnus partagent leurs diagnostics et leurs solutions.»
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Francis Dupuis-Déri
Montréal, Lux
2022, 328 p., 26.95 $