Aller au contenu principal

Précipité de froidure

Le premier recueil de Luc-Antoine Chiasson révèle une voix à la fois sensible et percutante.

Poésie

Le premier recueil de Luc-Antoine Chiasson révèle une voix à la fois sensible et percutante.

Publié aux éditions Perce-Neige, Pour commencer, le sang témoigne d’une remise en cause du désir collectif, avec une verve qui n’a rien à jalouser, en termes de prise de risques formels, aux premiers poèmes de Raymond Guy LeBlanc (Cri de terre, 1972).

L’accomplissement du recueil s’explique en grande partie par la configuration heureuse de ses strophes, qui s’imposent en blocs au fil des pages, laissant autour d’elles un vide assumé. Cet espace négatif, d’une forte puissance d’évocation, n’est pas sans rappeler celui qui ceint les anges dans un tableau d’Herménégilde Chiasson, ou encore l’horizon parsemé d’oiseaux d’une chanson de Frederick Squire.

Une parole avide

Le recueil se divise en deux suites. La première, plus courte et ciselée, porte le titre «Des Érables». On y reconnaît bien le vide grisailleux séparant les appartements montréalais en hiver, mais la finesse du découpage appuie un détournement soigneux et bien abouti de ce lieu commun. L’emplacement de cette suite, qui inaugure le recueil, réussit à instaurer la confiance à l’égard de la parole poétique de Chiasson, qui sera mise au ralenti au fil d’une deuxième partie, plus dense, laquelle demandera davantage de réflexion et de sollicitude à la lecture.

Ce qui ne revient pas à dire qu’on n’y trouvera pas son compte. Le format est attrayant, et l’épaisseur philosophique de ce deuxième mouvement, intitulé «Vesper», exige une démonstration plus systématique. Celle-ci est très bien soutenue tout au long du morceau: après «Pour commencer, le sang», première strophe, s’ensuit un jeu d’anaphores qui ancre une modalisation progressive de l’énonciation, passant de la déclaration («ces lancinants éclats de vie […] ne durent jamais que le temps d’un malentendu») à l’hypothétique («Si les jours se maintiennent dans leur prise en charge […]»), puis revenant à la première personne, devenue souveraine («Nous présiderons à notre propre émoi»), avant de tendre vers l’adresse et de doubler celle-ci, dans la dizaine de strophes de clôture, d’une série d’injonctions («Souviens-toi des heures qui arpentaient les trottoirs sous un soleil d’emprunt»). La fermeté de cette énonciation autorise ce qui risquerait autrement de paraître comme un didactisme stérile. La proposition globale, nettement consolidée sur les plans tant visuel que logique, parvient ainsi à faire montre d’une élégance indéfectible.

La confrontation soutenue entre cet ancrage modal, d’une part, et l’objet des strophes, d’autre part, bat au rythme d’une auscultation des formes de souveraineté trouvées à même les fins fonds affectifs de l’hiver. Chez Chiasson, le temps hivernal, creusé de silences, atténue les ardeurs et pousse à l’écoute de la vulnérabilité.

Certaines pages thématisent explicitement la question de la formation et de la reformation d’un espace intersubjectif souverain: «Nous réécrirons les égrégores silencieux». C’est à ces nœuds de pensée sociale mis en poésie que s’intéresseront les amateurs les plus futés d’écriture acadienne.

La maladresse entre bonnes mains

Il faut dire que le ton cérébral instauré par le recueil semble quelque peu inégal par moments. Il s’accommode mal de son adjonction à certains motifs récurrents, qui en ressortent maladroits. Notons celui de la gestuelle des mains, dont les traits ne sont pas assez finement exécutés pour mériter son insertion à la deuxième partie: «Souviens-toi des mains nouées qui pointaient au ciel comme des antennes disparates».

Cette indécision tonale se prolonge jusque dans l’élocution de certaines figures. Si la deuxième partie du recueil se donne assez clairement le projet d’exprimer une sensibilité en mouvement, la perspicacité recherchée se retrouve embrouillée par une syntaxe laborieusement correcte qui dilue la musicalité de l’ensemble: «Si les pianos s’insurgent contre l’hystérie menée à bien par ceux qui doutent que la vie continuera […]». On aurait voulu une densité plus immédiatement agressive à la Dickinson.

Il serait cependant difficile d’indiquer la marche à suivre pour alléger ce bémol, car la fatigue qu’il inscrit constitue aussi une partie intégrante de la force de l’ensemble. Le verbe de Chiasson est bien posé et ses analyses sont assez aérées pour brosser le portrait d’une pensée en train de se faire sans occulter l’épreuve que cela suppose. On a ainsi tendance à lui pardonner ses choix plus mièvres (dont «les soupirs présumant qu’autre chose sera toujours possible», ou encore «hâter l’insouciance une dernière fois»), et à accorder une attention soutenue à son projet plus large, soit celui d’une clarification des humeurs vécues à la lumière mourante de l’hiver.

Le constat de cette faiblesse s’inscrit dans le contexte d’une appréciation sincère à l’endroit du travail entamé par Chiasson dans ce premier livre. Avec L’isle Haute: en marge de Grand-Pré, dernier recueil de Serge Patrice Thibodeau, l’éditeur de la maison, on espère que cette parution annonce une multiplication d’aventures formelles audacieuses en prose acadienne et québécoise. ♦

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Luc Bossé
Moncton, Perce-Neige
2019, 72 p., 17.00 $