Aller au contenu principal

Pozzo les culottes (suite et fin)

Pozzo les culottes (suite et fin)

Une pièce plus grande que nature nécessitait une chronique s’épivardant sur deux numéros. Voici la suite de l’histoire de Wouf Wouf, le «classique» d’Yves Hébert Sauvageau qui se refuse à le devenir.

Faites circuler

Une pièce plus grande que nature nécessitait une chronique s’épivardant sur deux numéros. Voici la suite de l’histoire de Wouf Wouf, le «classique» d’Yves Hébert Sauvageau qui se refuse à le devenir.

[Résumé de l’épisode précédent: Nous nous étions laissés, dans le dernier numéro, sur un cliffhanger d’une rare intensité, au moment où entrait en scène l’archiviste d’Yves Hébert Sauvageau: un individu que Le Droit a qualifié «d’homme dauphin1».]

Président-directeur général du Centre de lecture rapide CLR inc. depuis 1989, Raymond-Louis Laquerre a été enseignant au collégial. Il est accessoirement aussi l’inventeur de vingt-quatre types de nages différentes, mises au point par le biais d’un nouveau concept: la natation symbiotique (Swimming Spirit). Ceci dit, Laquerre est surtout l’auteur d’un mémoire de maîtrise de sept-cent cinquante-trois pages sur le théâtre d’Yves Sauvageau. Achevé en 1980, il s’agit du premier mémoire de l’Université de Montréal dont le traitement de la documentation a été réalisé par ordinateur2.

Après avoir tenté de joindre Laquerre par courriel, je reçois finalement une réponse sur ma boîte vocale. Sa voix est faible. L’homme combat une pneumonie. Pour un nageur dont les poumons devraient être aussi vigoureux que ceux d’un adolescent, c’est assez inusité. N’empêche qu’il finit par m’accorder une entrevue par clavier interposé.

À ses yeux, Sauvageau demeure un écrivain marginalisé et très peu connu (exit la légende ou le classique). Laquerre n’a pas fréquenté personnellement le dramaturge, même s’il l’a vu évoluer sur scène entre1967 et1970:

C’est par mon contact avec sa pièce Wouf Wouf que j’ai été happé par son œuvre et particulièrement par l’écrivain qui s’était supposément donné la mort à l’automne 1970. Être un comédien exceptionnel, être un écrivain qui s’est complètement démarqué de ses contemporains, dont Gratien Gélinas, Marcel Dubé et Michel Tremblay, et disparaître de la circulation en un clin d’œil, cela m’a choqué et révolté.

Son lien avec Sauvageau alors? «La profonde douleur inguérissable d’avoir vécu dans un milieu familial dysfonctionnel. On ne peut pas exprimer par des mots l’inexprimable. On a plutôt l’envie viscérale de hurler sa douleur, de la crier haut et fort tout en la dissimulant à travers un texte touffu et entremêlé de multiples scènes comme dans un véritable happening.»

Selon Laquerre, jusqu’à sa mort, Sauvageau aura vécu «en représentation dans la vie courante» parce qu’il n’aura pas réussi à trouver la paix intérieure. «Il n’a pas su exorciser ses vieux démons qui l’ont hanté jusqu’à la fin. Contrairement à [lui], mon défi personnel a été de ne pas commettre le même geste [et plutôt] de me construire de l’intérieur.»

Laquerre dit s’être servi de la natation comme d’une «bouée de sauvetage» [excusez le jeu de mots, je n’aurais personnellement pas osé]: «Parallèlement à cette autothérapie psychologique, en passant par le contact maternant de l’eau, j’ai trouvé pour la première fois une façon d’accroître mon estime de soi en enseignant la lecture rapide à l’Institut international de lecture dynamique Evelyn Wood dès 1972.»

Je m’étais imaginé poser une question ridicule en lui demandant s’il y avait un lien entre Wouf Wouf, la natation et la lecture rapide. Voilà qu’il m’apprenait que tous les trois lui avaient permis de passer à travers une vie familiale infernale où régnait la loi du silence. «Sauvageau et moi, nous avons été les victimes d’une époque où les drames familiaux étaient beaucoup plus fréquents qu’on a pu l’imaginer.» L’auteur de Wouf Wouf aurait craqué sous une pression insoutenable tandis que «l’homme-dauphin» a su opter pour la résilience: «Accepter l’inacceptable et surtout, savoir pardonner à mes géniteurs de m’avoir mis au monde dans un camp de concentration psychologique où il était fréquent d’entendre le silence de l’horreur.»

Vieillir vite

Deux mois avant la lecture publique de Wouf Wouf en mars 1969 à la Bibliothèque nationale, au cours d’une table ronde critique rassemblant Michel Garneau, Robert Gurik, Marthe Mercure, Jacques Ferron, Réginald Hamel et quelques autres, Sauvageau annonçait déjà ses couleurs: «Ce n’est qu’une suite de boules qui frappent. Je ne m’adresse pas à l’intelligence du public. Je veux susciter des émotions chez lui. […] Il n’y a pas d’autres moyens que de le hurler, ce texte […] Je pense que c’est une pièce qui va vieillir très vite parce que c’est une pièce presque d’actualité 3

De l’avis de Laquerre, si Les belles-sœurs de Tremblay, écrite deux ans auparavant, a survécu admirablement, il faut reconnaître que la plume de Tremblay était plus aguerrie que celle de Sauvageau. «Selon moi, [Sauvageau] a toutefois fait preuve d’une plus grande audace au niveau formel. Il a fait exploser les structures dramatiques classiques pour nous plonger dans un univers que je qualifierais d’onirique.»

Que reste de la puissance de ce texte? «Le cri et le souffle d’un jeune révolutionnaire au niveau de l’écriture dramatique», croit Laquerre. À son avis, le milieu n’a pas réellement pu mesurer l’impact de Sauvageau à la fin des années 1960. Il est toutefois évident que la lecture publique de Wouf Wouf a marqué les artisans du théâtre. «Après celle-ci, ajoute Laquerre, le théâtre québécois n’a plus jamais été le même, car les artisans ont compris qu’il était possible d’écrire autrement.»

Si l’œuvre de Sauvageau se présente comme la catharsis d’une autre époque, ce qui en reste, au bout du compte, est peut-être cette idée qu’il faut se nourrir de liberté tout en pissant de la transcendance. C’est Jaime Semprun (fondateur des Éditions de L’encyclopédie des nuisances) qui écrivait qu’entre l’homme totalitaire et le fonctionnaire zélé qui exécute les ordres, l’un n’est jamais que la hideuse revanche de l’autre sur sa propre lâcheté, et c’est précisément l’alliance de la soumission et de la dureté, du conformisme et de l’irresponsabilité, qui définit la mentalité totalitaire4. Il avait sans doute raison. ♦

  • 1. Yves Soucy, «L’"homme dauphin" relève le défi», Le Droit, 16 août 2009.
  • 2. Raymond-Louis Laquerre précise, par courriel: «À cette époque, il n’y avait qu’un seul ordinateur à l’UdeM. Il était situé au Centre de calcul. Le responsable du développement du système informatique était Michel Vanier. Il me semble que le Centre de calcul utilisait le système Fortran [formula translator]. Chacune des lettres de mon mémoire de maîtrise a dû être écrite dans une case en lettre majuscule. Tout le matériel informatique ayant servi à ce mémoire a été conservé dans des boîtes de rangement dans un entrepôt. Il est fort probable que le Centre de calcul n’ait pas conservé de traces de ce mémoire de maîtrise ni du Répertoire analytique de l’activité théâtrale au Québec 1978-1979, publié par la théâtrothèque de l’université en collaboration avec Leméac en 1981.»
  • 3. Archives Sauvageau. Merci à Raymond-Louis Laquerre.
  • 4. Jaime Semprun, L’abîme se repeuple, Paris, L’encyclopédie des nuisances, 1997, p.32.
Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Yves Sauvageau
, Leméac
Théâtre canadien