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Point de rencontre

Nouvelle
Thématique·s

Je suis ici.

Je ne sais pas où, exactement.

Ni depuis combien de temps.

Je n’ai plus aucun point de repère pour vraiment me situer.

Mais ça importe peu. Puisque vous êtes encore tous là, vous aussi.

Pour l’instant, vous ne me voyez pas.

Pendant longtemps, j’ai été votre reflet. Un spécimen du même. Corps sexué, chair éphémère, présence individualisée. Peu importait mes couleurs, les nuances de mon caractère: j’étais semblable à vous.

Et moi aussi, j’ai dû avancer, avec le même élan. Nous allions, chacun vers l’ailleurs, en travers les uns des autres, tous en même temps, nos anatomies fluides, à l’organisation moléculaire harmonieuse. Chaque électron propulsé dans sa ronde incessante, sans hésitation. Toujours cette même force qui anime le flux de notre circulation sanguine, même énergie à la source de la cohésion de nos atomes.

Maintenant, je n’ai presque plus de corps.

Mais ne vous inquiétez pas pour moi: je vais mieux.

Il est possible que je chante.

Juste là, maintenant.

Les chants jaillissent n’importe quand. Ce sont des lignes mélodiques minimales. Instinctives. Similaires peut-être au rayonnement fossile de mon cri originel. Ou à un geyser de vie pure, un souffle vibratoire qui transforme ce qui reste de mon enveloppe corporelle.

J’ai perdu ma dernière dent pendant mon sommeil.

Je n’ai presque plus de mâchoires non plus.

Mes premières dents ont mis des années à pousser; elles sont apparues à contrecœur, au ralenti, comme tout le reste de mon anatomie. Je suis venue au monde à demi vivante. Sans élan pour croître. Comme si tout mon être se rebellait déjà contre la matière du corps.

J’ai compris très tôt que j’étais irrémédiablement différente. Non seulement je ne parvenais pas à entrer en relation avec mes parents, mais je ne pouvais rien avaler de leur nourriture non plus. Dès que je les voyais s’attabler et piquer leurs ustensiles dans quelque carcasse calcinée, j’avais la nausée, j’étais prise de frissons et je tentais de contenir mes larmes en suçant mon pouce jusqu’à ce que mon corps se suffise à lui-même. Je percevais alors la viande pour ce qu’elle est: de la mort décongelée, hachée, rôtie, épicée. On a eu beau m’expliquer de toutes les manières, avec des images du tiers-monde crevant de faim, des menaces et des fourchettes enfoncées jusqu’au fond de ma gorge, je n’ai jamais pu avaler de la mort.

Je la côtoyais peut-être déjà de trop près.

J’allais mourir immédiatement si je ne mangeais pas, ou mourir après avoir mangé celle des autres. Et n’allez pas penser que j’étais fataliste. J’avais plutôt un esprit mathématique. J’ai toujours su, de manière viscérale, que je devenais ce que je mangeais. Et je ne voulais pas me transformer en cadavre.

Je voulais vivre; j’avais donc besoin de manger de la vie. Du cru, du croquant frais. Des jeunes pousses de verdure, grignotées à même le sol. Des insectes attrapés au vol dont j’aimais ressentir les grouillements au fond de mon palais. J’adorais boire de l’eau gazeuse. Les bulles effervescentes qu’elle contenait semblaient provenir des queues de comètes auxquelles je m’accrochais en rêve pour m’élever par-delà la biosphère et fuir ses amas de matière à mourir.
 

En vérité, même si j’avais rencontré la plus lumineuse des comètes, je n’aurais jamais quitté la Terre, puisque vous avez toujours été mon seul horizon. Les créatures et les plantes ne suffisaient pas à me rassasier. J’avais faim de vos éclats de rire, de vos voix modulées en chant, de vos gestes chorégraphiés. J’avais besoin des espaces imaginaires que vous faites surgir entre vos mots.

J’ai toujours voulu vous rejoindre, vous.

Prendre place parmi vous.

Être là, avec vous.

Or, très tôt, j’ai compris que je devais éviter vos corps et leurs milliards de réactions biologiques en continu pour tenter de vraiment vous rencontrer. La proximité de votre système digestif ne me révélait rien des mystères de l’être. Vous sembliez dissimulé sous votre épiderme, lui-même occulté par l’étrangeté de vos apparats. Une main déposée sur n’importe laquelle des parties de votre corps ne m’apprenait rien. Qu’à percevoir la moiteur ou la sécheresse, qu’à éprouver de l’inconfort sous votre présence toujours trop lourde pour la mienne chétive. Je vous entendais répéter que le regard était le miroir de l’âme, que l’âme révélait le divin et tout le sens de l’existence, mais je ne savais pas voir autre chose dans vos yeux que vos iris mouillés et leurs motifs circulaires qui ne menaient nulle part.

Vous n’étiez pas vraiment là.

Il fallait vous chercher ailleurs. Hors de la matière. Hors du temps. Là où vous avez concentré l’essence de l’humanité, peut-être. Là où s’étend la quintessence de l’être, distillée sur des millions de kilomètres d’encre sur papier. Avant même que mon corps n’atteigne la puberté, je me suis donc installée sur la pointe des pieds en plein cœur de la constellation du savoir, à la bibliothèque.

Je ne parvenais pas à entrer en contact avec vos corps vivants qui circulaient autour de moi, mais j’ai tout de suite entendu ceux d’entre vous qui ont choisi de se manifester par les mots. Vous étiez alignés en rang alphabétique, innombrables intelligences préservées dans un espace atemporel, vos points de vue imprimés avec contraste maximal sur la surface de votre exposé.

Depuis des millénaires, vous révélez peu à peu l’entièreté de l’Univers. Et j’ai vu, à travers vos mots et vos images. J’ai vu, à travers vous. Vous mes instruments d’observation, vous mes organes de perception, vous au fond des océans, en orbite autour de l’époque, vous au noyau du nano, vous partout. Vous m’avez montré la croissance des êtres, la culture de la nature, la conquête de la matière. La lente apparition de la conscience. Vous étiez mes pupilles, dilatées du quark à la Voie lactée. J’ai étudié mille jeux de hiérarchies, de pouvoir, mille millions de théories pour tout expliquer et tout autant de points d’interrogation qui jaillissent entre les bruits du vivant et les variantes de la décomposition.

J’ai vu le monde.

Mais je ne parvenais pas à m’y incarner.

Vos mots ne suffisaient pas à me situer.

Je ne savais pas prendre place, ni parmi les vivants ni parmi les morts.

Chaque fois que je tentais d’entrer en contact de tout mon être, quelque chose se dérobait.

Une distance persistait.

Vous étiez toujours dissimulés derrière vos iris, insondables au creux de votre corps. J’ai alors pensé que c’était peut-être le mien qui était trop opaque pour bien vous percevoir.

L’un d’entre vous m’a profondément intriguée avec l’histoire des Grands Maîtres qui parviennent à transcender la mort, à modifier complètement l’apparence de leur corps, à le quitter à volonté. C’était exactement la solution pour parvenir à abolir les frontières entre nous.

Je ne suis pas la première à vouloir sublimer ma présence au monde pour apprendre à mieux exister. Depuis des millénaires,
nous sommes légion à tenter la transmutation.

J’ai donc appris à méditer avec des moines tibétains. À jeûner avec des yogis indiens. À étudier les mystères de l’incarnation avec d’innombrables occultistes, évolutionnistes, spiritualistes, mystiques de toutes les cultures. À chercher comment accéder au noyau de l’être. À tendre vers la transparence.

J’y ai consacré près d’un siècle.

Et peut-être même plus.

Depuis quelque temps, je sens ma tête enfler. Et s’alléger. Comme un ballon soufflé à l’hélium. Mon ossature oscille; quelque chose se dilate au plan moléculaire. Tout mon corps se déforme, se contorsionne. Des percées de lumière surgissent à travers mes os, comme des hublots ouverts sur une nouvelle dimension.

Le travail est très lent. Les chants de plus en plus nombreux. De plus en plus puissants. Je changerai bientôt de fréquence vibratoire; je prendrai une nouvelle forme.

Je n’ai pas peur.

Parce que je suis ici et que vous y êtes, vous aussi.

Je vais méditer jusqu’à ce que ma conscience atteigne une pureté miroitante. Je parviendrai ainsi à vous percevoir tous, parfaitement, sans distorsion aucune.

À force de creuser dans ma propre présence, je trouverai le chemin pour me rapprocher de vous.

Jusqu’au point de rencontre absolue. ♦

 


Karoline Georges a fait paraître sept livres. Son dernier roman, De synthèse (Alto, 2017), a été en sélection au Prix des libraires du Québec avant de remporter le prix Arlette-Cousture, le prix Aurora Boréal ainsi que le prix Jacques-Brossard.

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