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Perspectives dystopiques

La science-fiction québécoise est en effervescence ces dernières années. Quelles sont les particularités du genre à l’aube de 2021, notamment dans une perspective dystopique? LQ a rencontré cinq experts afin de discuter des spécificités actuelles et à venir: Jonathan Reynolds, coéditeur avec Guillaume Houle des Six Brumes; Christiane Vadnais, responsable du laboratoire Alea à Alto; Mathieu Villeneuve, directeur de la collection «Satellite» à Triptyque; Fanie Demeule, directrice de la collection «Tête ailleurs» à Tête première; et Geneviève Blouin, codirectrice, avec Mathieu Lauzon-Dics, de la nouvelle collection «VLB imaginaire» à VLB.

Entretien

La science-fiction québécoise est en effervescence ces dernières années. Quelles sont les particularités du genre à l’aube de 2021, notamment dans une perspective dystopique? LQ a rencontré cinq experts afin de discuter des spécificités actuelles et à venir: Jonathan Reynolds, coéditeur avec Guillaume Houle des Six Brumes; Christiane Vadnais, responsable du laboratoire Alea à Alto; Mathieu Villeneuve, directeur de la collection «Satellite» à Triptyque; Fanie Demeule, directrice de la collection «Tête ailleurs» à Tête première; et Geneviève Blouin, codirectrice, avec Mathieu Lauzon-Dics, de la nouvelle collection «VLB imaginaire» à VLB.

Ariane Gélinas: Quelle place la dystopie occupe-t-elle dans la littérature d’ici?

Jonathan Reynolds: Elle occupe de plus en plus de place ces dernières années, depuis la parution des livres – mais surtout la production des films – The Hunger Games (Suzanne Collins) et Divergente (Veronica Roth). Le succès de ces séries américaines a influencé le marché québécois, qui a commencé à éditer des ouvrages de ce genre. Comme au début des années 2000 lorsque les adaptations cinématographiques du Seigneur des anneaux et de Harry Potter ont été suivies au Québec par la publication abondante de séries de fantasy…

Fanie Demeule: Pour moi, la dystopie est un esprit plutôt qu’un genre. Je crois que cet esprit catastrophique vient colorer des genres au-delà de ceux qu’on peut qualifier de science-fictionnels, tels que la fantasy. La littérature jeune adulte, elle-même en expansion, ici comme ailleurs, investit beaucoup ce territoire. J’ai le sentiment que la dystopie sera davantage courante à travers les formes artistiques dans les prochaines décennies. À mon sens, cette manière de créer tire son origine de notre regard de plus en plus lucide, anxieux et désillusionné sur les phénomènes sociopolitiques et environnementaux. Et il me semble que ce regard inquiet se ressent par l’entremise de nos créations.

Christiane Vadnais: Comme si elles réagissaient au fort mouvement des dernières années en faveur des littératures du réel, les littératures de l’imaginaire bouillonnent, et la dystopie y figure en bonne place, sans doute portée par tous les bouleversements socioécologiques auxquels nous sommes confronté·es: changements climatiques, extinction des espèces, mouvements sociaux tels que Black Lives Matter ou les dénonciations d’agressions sexuelles de l’été dernier, qui mettent en lumière des inégalités criantes dans notre société. Le succès d’œuvres comme celles de Karoline Georges1 ou de titres comme Le poids de la neige (La Peuplade, 2016), de Christian Guay-Poliquin, le démontre bien: il y a une reconnaissance institutionnelle et un intérêt des lecteur·rices pour les fictions qui prennent le pouls des crises que nous traversons.

Ariane Gélinas: Est-ce qu’il existe une dystopie ou une utopie spécifiquement québécoise? Si oui, quelles sont ses caractéristiques?

Geneviève Blouin: Je pense que la dystopie est, par essence, un genre assez universel. C’est la peur de l’État totalitaire, des inégalités, du réchauffement climatique,etc. Cela dit, il y a eu des tentatives de dystopies très québécoises qui ajoutaient aux craintes communes des questions linguistiques, celles des réalités autochtones ou, plus simplement, des récits qui se situaient à Montréal ou à Québec. Une caractéristique de la dystopie est par exemple la course pour se procurer des armes: elle n’est pas nécessairement la solution adoptée dans les dystopies québécoises alors que, dans les dystopies américaines, c’est presque un passage obligé. De ce côté-là, notre imaginaire est plus proche de celui des Européens.

Mathieu Villeneuve: L’une des singularités du Québec réside dans ses conditions climatiques rigoureuses. Elles recèlent une grande richesse narrative: l’hiver et l’isolement du Nord se trouvent souvent au centre de nos récits futuristes. Évidemment, comme nous représentons une minorité linguistique dans la Confédération canadienne, la question de la langue est un enjeu fréquemment abordé.

Christiane Vadnais: Les dystopies actuelles me paraissent préoccupées par l’environnement, qui est un enjeu mondialisé, dépendant d’un écosystème planétaire, présent aussi dans les œuvres américaines, européennes… Assurément, notre posture de Nord-Américains de langue française et notre situation géographique, avec ses vastes espaces à proximité du pôle où sont plus apparents les changements climatiques, ont une influence sur la manière dont nous envisageons le futur. Par exemple, dans L’avenir, de Catherine Leroux, que nous avons publié cet automne, l’autrice imagine une ville de Détroit qui aurait évolué en français, et crée des façons alternatives de parler: ça me semble une manière très québécoise de mettre en relief la construction sociale des territoires et de s’interroger sur la diversité linguistique à l’ère de la mondialisation.

Ariane Gélinas: Allons-nous, en science-fiction québécoise, vers l’utopie ou la dystopie? Vers une hybridation des deux? Ailleurs?

Mathieu Villeneuve: Le concept d’utopie ambiguë, de plus en plus utilisé, est pertinent pour comprendre une science-fiction qui ne se veut pas didactique: on pourrait parler d’une littérature qui cherche à construire des univers complexes – tout autant que le nôtre –, où les idéologies et les personnages sont tantôt ignobles, tantôt magnifiques. L’élaboration d’un arrière-monde imaginaire solide et riche prime alors les orientations politiques des auteur·rices.

Fanie Demeule: Je crois que le mouvement tend à aller à contre-courant de celui auquel on assistait jusqu’à présent. C’est-à-dire que, si l’œuvre utopique avait tendance à se transformer en dystopie au fil des pages, nous observons aujourd’hui le phénomène inverse, soit l’illumination graduelle de la dystopie. En fait, cela va peut-être un peu de soi, puisque ce type d’ouvrages met souvent en scène la fin d’un monde ou d’un État totalitaire dans un contexte apocalyptique. Et qui dit apocalypse dit promesse de renouveau. Ce renouveau est cependant plutôt nuancé et ne prétend pas à une harmonie totale et à une résolution de tous les problèmes et conflits. J’ai l’impression qu’on voit naître une sorte de terrain mitoyen, avec des œuvres à mi-chemin entre utopie et dystopie.

Crane

 
Collage : China Marsot-Wood​​

 

Geneviève Blouin: J’estime qu’il commence à y avoir une fatigue de la dystopie, mais que l’utopie n’a pas encore été revisitée pour autant. À mon avis, nous ne pourrions pas écrire des utopies à la manière des auteur·rices de jadis: nous sommes devenu·es trop cyniques et informé·es. De toute façon, certaines anciennes utopies avaient des aspects tellement totalitaires (ou misogynes, voire racistes) qu’à nos yeux modernes, elles paraissent sinistres (voire dystopiques!). On peut penser aux Cinq cent millions de la Bégum (1879) de Jules Verne (qui oppose deux villes, l’une utopique, l’autre dystopique, mais les deux sont racistes et sexistes), ou au Passeur (1993) de Lois Lowry. Pour ma part, j’ai plutôt l’impression que c’est l’esthétique punk (notamment solarpunk et hopepunk, parce que le cyberpunk est souvent dystopique lui aussi) qui va prendre la relève. Ces mouvements littéraires nous encouragent à reconnaître les inégalités actuelles et à mettre en scène des personnages qui essaient de changer le monde en commençant par se changer eux-mêmes, une petite rébellion à la fois, en sortant des cadres, en pensant autrement.

Ariane Gélinas: Qu’est-ce que la littérature de science-fiction nous apprend sur notre monde et sur l’avenir?

Jonathan Reynolds: La science-fiction est un reflet de notre société, de nos travers, de nos angoisses, de notre relation au progrès et à la technologie, de notre rapport à l’autre…

Christiane Vadnais: La science-fiction exprime les angoisses de son époque plus qu’elle ne peut prédire le futur. Toutefois, la littérature n’est pas qu’une fabulation: en la mettant en circulation, on en fait une force agissante sur la psyché collective. Les histoires que l’on publie brassent des idées dans la société, elles transforment les esprits. En ce moment, il m’apparaît que la science-fiction est un laboratoire où l’on pense la diversité, au sens le plus large: culturelle, de genres, des espèces… Elle nous permet de réfléchir à ce que nous voulons pour l’avenir en regard de ce qui se passe aujourd’hui. Il paraît qu’elle pourrait aussi nous apaiser: une récente étude2 sur les spectateur·rices de films d’horreur montre que celles-ci et ceux-ci vivent avec moins d’angoisse les périodes troubles, comme une pandémie!

Fanie Demeule: Je ne suis pas prête à dire qu’elle nous apprend quelque chose de précis, sinon à voir différemment le monde que nous habitons. Elle donne le pouls de nos préoccupations actuelles, elle est de l’ordre du constat de nos craintes à l’égard du présent et de l’avenir. C’est une littérature d’une angoisse bénéfique, qui nous donne l’occasion de prendre conscience des enjeux criants, et de porter notre attention et nos actions vers ceux-ci. J’écris moi-même une «dystopie qui se trame sur le web» en guise de prochain roman, un peu dans la veine de la série télévisée Black Mirror. D’ailleurs, je trouve que l’image du miroir noir pourrait métaphoriser la relation qu’entretient ce genre de fiction avec le monde, à savoir celui d’un reflet assombri, souvent déformé, qui permet de faire apparaître des phénomènes que nous n’aurions peut-être pas remarqués autrement, des écueils invisibles à force d’être courants et acceptés.

Ariane Gélinas: Trouvez-vous qu’il y a actuellement une tendance, dans le paysage littéraire québécois, qui met de l’avant une science-fiction humaniste, axée sur les personnages, leur psychologie? Ou une autre approche prédominante?

Jonathan Reynolds: C’est variable selon chaque éditeur·rice ou auteur·rice. Pour moi, les publications de Karoline Georges (Alto) ou de Sylvie Bérard (Alire) offrent des explorations différentes sur le genre. Elles en repoussent les limites et jouent avec les codes, alors que les publications des éditions De Mortagne ou d’ADA, par exemple, proposent aux lecteur·rices des livres plus «grand public», qui correspondent aux attentes d’un plus vaste lectorat.

Mathieu Villeneuve: Bien sûr, ce souci humaniste se retrouve dans de nombreuses œuvres de science-fiction récentes. L’influence d’Élisabeth Vonarburg et de Joël Champetier, écrivain·es important·es du milieu, formateur·rices, directeur·rices littéraires et mentor·es, n’y est pas étrangère. Or, pour parvenir à tracer des portraits psychologiques réalistes auxquels adhèrent les lecteur·rices, une grande maîtrise – et une humilité à l’avenant – est nécessaire. Il faut du métier, des premiers lecteur·rices critiques et des éditeur·rices exigeant·es. D’après les manuscrits que je reçois à Triptyque, une tendance se dessine, en parallèle, celle de l’ironie, du pastiche et de la satire, plus près de l’héritage d’autres noms célèbres comme l’écrivain britannique Douglas Adams et le réalisateur américain Quentin Tarantino.

Geneviève Blouin: Avec l’arrivée récente de romans de science-fiction écrits par des auteur·rices généralistes, les romans axés sur les personnages et leur psychologie sont nombreux. Je ne les qualifierais pas tous d’«humanistes» pour autant, puisque certains d’entre eux réfléchissent plutôt au ressenti d’individus particuliers qu’au sort et à l’amélioration de l’humanité. Je dirais que la tendance dominante dans la science-fiction de la dernière décennie, c’est la diminution des gadgets technologiques. Il semble y avoir une constatation générale voulant que, non, finalement, la science et ses inventions ne sauvent pas à elles seules l’humanité.

Ariane Gélinas: À quel point les considérations environ-nementales sont-elles au cœur de la science-fiction québécoise contemporaine?

Geneviève Blouin: Pas encore assez, mais ça s’en vient! Nous pouvons mentionner Aquariums (L’instant même, 2019), de J.D. Kurtness, ou Mirage (Alire, 2020), de Josée Lepire, dans lesquels les questions environnementales sont des moteurs de l’intrigue. Évidemment, plusieurs dystopies présentent leur univers sombre comme la conséquence des changements climatiques, mais j’ai personnellement l’impression que c’est un aveu d’impuissance ou un encouragement à abandonner la lutte.

Fanie Demeule: Je dirais qu’elles sont au cœur de la science-fiction québécoise actuelle, mais qu’elles sont également présentes dans d’autres genres de l’imaginaire et hors des genres. Je prends pour exemples les romans Mars (Tête première, 2020), de Marie-Jeanne Bérard, et Barbe (Héliotrope, 2015), de Julie Demers, qui se parent d’accents fantastiques pour parler des rapports avec la nature. Je ne crois donc pas que la question environnementale soit une exclusivité de la science-fiction. J’oserais avancer que cette considération, alimentée par les discussions scientifiques et médiatiques, s’observe un peu partout à travers les arts écrits, visuels et scéniques. J’ai l’impression que le thème de l’écoanxiété prend de facto le pas lui aussi, notamment au théâtre: je pense par exemple à la pièce La blessure la plus proche du soleil, de Gabrielle Lessard3.

Christiane Vadnais: Les derniers livres teintés de science-fiction publiés par Alto étaient tous portés, à un certain degré, par une inquiétude écologique. Ce n’est pas toujours revendiqué, mais cela transparaît, d’une manière ou d’une autre, en filigrane. Oshima (2019), de Serge Lamothe, met par exemple en lumière les dangers du nucléaire à travers l’histoire de notre civilisation qui s’effondre en 2043. Imaginer le futur aujourd’hui sans y inclure les conséquences de la donnée majeure de notre temps, la crise écologique, paraît impossible aux écrivain·es.

Ariane Gélinas: En tant qu’éditeur·rice ou directeur·rice de collection, quel(s) genre(s) de science-fiction souhaitez-vous publier?

Fanie Demeule: La collection «Tête ailleurs» aimerait mettre de l’avant une science-fiction critique et lucide, traitant d’enjeux contemporains sous un éclairage étrange et inusité, dérangeant et ambigu. Pour ce qui est de l’ambiance, l’inquiétante étrangeté m’interpelle beaucoup en ce qu’elle permet de nous amener à voir autrement ce à quoi nous assistons quotidiennement et un peu aveuglément. Du côté des personnages, j’ai un penchant pour les protagonistes complexes, vulnérables et nuancés, ainsi que pour les narrations chorales. On aura compris que j’affectionne les œuvres décentrées des humains, celles qui viennent les mettre en relation avec le reste du monde – et de l’espace! Enfin, je recherche des ouvrages audacieux qui vont jusqu’au bout de leurs idées, qui provoquent la réflexion sans apporter de réponse ou de solution toute faite.

Mathieu Villeneuve: Personnellement, j’ai un faible pour les récits dystopiques cyniques et catastrophistes. J’apprécie également les œuvres hybrides qui mélangent habilement différents genres de l’imaginaire: western, polar, roman d’espionnage, fantastique, etc. Le problème est que, dans les manuscrits que je reçois, cette hybridité entraîne souvent dans son sillage les erreurs et les tics de tous les genres! Pour parvenir à écrire un manuscrit de qualité, il est essentiel de bien connaître les corpus, les clichés et les écueils de chaque tradition littéraire – et ça fait beaucoup, disons…

Jonathan Reynolds: Je dirais que nos coups de cœur, aux Six Brumes, sont davantage pour un projet (peu importe le genre) que pour un genre en tant que tel. Nous avons une préférence pour la science-fiction où les personnages sont importants, ne sont pas effacés derrière l’idée ou le concept (comme ça me semble être trop souvent le cas dans la hard science-fiction). Et nous souhaitons qu’il ne s’agisse pas de pâles copies de Star Trek, Star Wars, The Hunger Games et compagnie…

Geneviève Blouin: Pas de la dystopie! Nous cherchons pour «VLB imaginaire» des textes qui s’apparentent au solarpunk ou au hopepunk. J’ai souvent lu qu’il était plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme… C’est ce que nous souhaitons publier: des romans qui empruntent la «voie difficile», qui essaient de penser à la suite, à une société différente. Autant comme codirectrice de collection que comme autrice, je veux donner de l’espoir aux lecteur·rices, ne pas nier la noirceur, mais la traverser, en sortir et aller vers la lumière.

Christiane Vadnais: À Alto, nous avons toujours choisi de ne pas apposer d’étiquette sur les livres: comme lecteur·rices et comme éditeur·rices, nous aimons être étonné·es, entraîné·es là où on ne croyait pas aller et là où les attentes sont déjouées. En général, nous préférons les textes qui débordent de leurs cases. Ainsi, nous avons l’ambition de publier une science-fiction qui se joue de ses propres codes, une science-fiction imaginative, réfléchie et littéraire, qui peut aussi se mélanger à d’autres genres. Les littératures de l’imaginaire semblent vivre une période effervescente au Québec, et ce n’est pas pour rien: nous traversons une époque de bouleversements socioécologiques profonds, que les auteur·rices interrogent et auxquels ils et elles sentent le besoin d’apporter une lumière nécessaire, celle de la fiction.

 


Ariane Gélinas est responsable des littératures de l’imaginaire à LQ, directrice littéraire aux éditions d’art Le Sabord ainsi que directrice artistique de la revue Brins d’éternité. Elle est l’autrice de la trilogie Les villages assoupis (Marchand de feuilles) et du recueil Le sabbat des éphémères (Les Six Brumes). Ses romans Les cendres de Sedna et Quelques battements d’ailes avant la nuit sont parus à Alire.

  • 1. NDLR: Notamment Sous béton et De synthèse, tous deux parus à Alto, éditeur et employeur de Christiane Vadnais.
  • 2. Jackie Dunham, «Why horror movie fans are coping better during COVID-19 pandemic: study», CTV News, 23 septembre 2020, consultable en ligne.
  • 3. À paraître à Somme toute à l’hiver 2021.
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