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Permission

Céline Huyghebaert joue le jeu épuisant de la mémoire et fabrique un livre d’une grande beauté dont chaque bribe, construite à même la figure du père, compose une parole qui libère.

Thématique·s
Beau livre

Céline Huyghebaert joue le jeu épuisant de la mémoire et fabrique un livre d’une grande beauté dont chaque bribe, construite à même la figure du père, compose une parole qui libère.

Thématique·s

Il existe des œuvres contribuant à réaffuter le tranchant des mots émoussés par la grande lassitude que leur familiarité dépose en nous. Confrontés au laborieux «travail du deuil» de l’éternelle «figure du père», nous ne pouvons que faire face, stoïques ou impuissants. Et ce livre, le drap blanc, mu par des forces incantatoires, quasiment mystiques, nous tombe dessus, aiguisant le sens que ces formules produisent et opèrent chez le lecteur; ainsi la langue de Céline Huyghebaert, les témoignages qu’elle a recueillis de ses proches parviennent à toucher notre intimité, l’œuvre s’installant pour y former alors un nouveau cœur et des poumons, un nouveau corps; un livre qui respire avec nous.

Signés par l’artiste et par l’agence D’ébène et de blanc, la conception éditoriale et le design proposent un travail sans trucage ni ficelle apparente, sans effets de style qui pourraient nous faire regretter l’achat de ce livre dans cinq ou dix ans. Constitué de nouvelles, d’une analyse graphologique, de dialogues formant deux courtes pièces de théâtre, de questionnaires, de photos trouvées dans les brocantes ou dans les archives de l’auteure, Le drap blanc, tiré à cent exemplaires dont trente de tête, est un livre hors du temps qui procède d’une richesse de mouvements, de formes et de vitesses variables, multipliant les points de vue, s’efforçant de saisir via ces divers procédés narratifs ce père disparu à peine après avoir traversé l’Atlantique.

Mémoire de fille

Les années passent et les souvenirs n’arrivent plus qu’à tracer les contours d’un visage, d’une vie. «Avec le temps, un souvenir se recouvre de couches de récits superposés jusqu’à ce que l’événement originel soit totalement hors d’atteinte», écrit l’artiste qui parvient pourtant à reconstituer l’image nuancée d’un père offert dans sa totalité, «[d’]un homme qui ne savait pas comment vivre, ou aimer, et qui est mort sans [lui] adresser la parole qu’[elle] attendait».

Ce livre agirait comme le tissu recouvrant le corps des défunts — on ne peut s’empêcher de penser à un suaire sous lequel le père, dans ses imperfections et ses flous se révèle. Rappelons ce bloc noir ponctuant les récits et les dialogues entre la mère et les sœurs de Céline, bloc noir qui, tandis que le livre s’achève, s’éclaircit et laisse apparaître le visage de Mario Huyghebaert, le père. Ce drap blanc est également l’espace vierge où projeter ses propres manques, ses deuils et ses errances pour en faire émerger une parole, une langue qui forge l’identité, celle des défunts et des endeuillés. Les couches de textes et de récits, qui traversent habilement et frontalement ce livre, permettent de mieux ouvrir les blocs erratiques de la mémoire. Huyghebaert ne s’attache pas à représenter l’origine, mais cette origine, malgré son injonction, œuvre à extraire du sens, et déterre une férocité qui jamais n’oubliera. Le nerf de l’ouvrage est là, à vif. De la franchise et de la générosité de l’artiste naît un livre dont les récits invitent à l’empathie la plus sincère.

Écaillé par le temps

Bien sûr, «la mémoire est ingrate. C’est une liste de gestes, de paroles et de rendez-vous manqués», mais il serait malhonnête de réduire ce livre à la simple mise en pratique d’une thèse qui aurait pour toute réponse à la question «qu’est-ce que le père?»: «Ce que nous gardons en mémoire après avoir cessé de regarder1.» Ces pages violentes, déchirantes, tendres et belles, plus elles s’abreuvent aux signes et aux photos qui émergent des racoins capricieux des souvenirs, plus elles parviennent à construire une permission, permission donnée à un proche — à contrecoeur ou avec soulagement — de nous quitter, de retisser avec les fils de l’absence une présence nouvelle. On accepte alors les apparitions dans les rêves, sur les photos délavées trouvées dans les tiroirs d’un meuble dont le vernis est écaillé par le temps. Le livre fini, on en ouvre un autre qui, par hasard, parle encore de celui que l’on vient de quitter et l’on découvre que «beaucoup de ce qu’on fait en faveur du souvenir se révèle en dernier lieu comme une écoute de la mort et beaucoup de ce qui veut être consacré à la mort n’est qu’un souvenir, un souvenir inquiet et nostalgique qu’on garde soigneusement, pour qu’il ne se perde jamais.»♦

  • 1. Gilles Clément, leçon inaugurale prononcée au Collège de France (2011) citée dans Le drap blanc, p.36.
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Céline Huyghebaert
Montréal, D'ébène et de blanc
2017, 270 p., 60.00 $