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Pauvre Euripide

Simon Labelle, gagnant du prix Bédélys du meilleur album pour Le suicide de la déesse (Mécanique générale, 2010), propose une version moderne des Bacchantes, d’Euripide.

Bande dessinée

Simon Labelle, gagnant du prix Bédélys du meilleur album pour Le suicide de la déesse (Mécanique générale, 2010), propose une version moderne des Bacchantes, d’Euripide.

Depuis son album en 2010, Labelle a fait paraître Les dossiers Jaugins, dans la revue Planches, et, sur son site web, Ma vie en lo-fi, qui raconte la vie d’un homme perdant graduellement l’ouïe. À mon sens, ces planches virtuelles, publiées de façon sporadique, sont peut-être ce que l’auteur a créé de plus intéressant. En effet, l’album Le pouvoir et l’ivresse, malgré tous les efforts et le talent de l’auteur, ne parvient guère à captiver et à toucher le lecteur.

Adaptation au pied de la lettre

L’action se déroule à Thèbes, petit village bucolique des Cantons-de-l’Est. Le maire, Vincent Penthée, père de famille et bon mari, tente par tous les moyens de faire fermer La Villa des mystères, propriété d’un certain Dionysos, qui tiendrait des activités illicites dans ce qui est considéré comme le plus beau vignoble de la contrée. Les cases présentant la réunion du maire avec ses conseillers renferment des dialogues qui semblent sortis d’une télésérie écrite par Réjean Tremblay: beaucoup trop d’informations sont divulguées dans des phrases maladroites. On comprend que l’auteur ait voulu moderniser une œuvre antique, mais l’utilisation des noms grecs, apprêtés à toutes les sauces, devient vite lassante, le meilleur exemple étant la maison de repos baptisée Euripide.

Quand la voiture où ont pris place Vincent, son épouse Coryphée et le petit Théo doit s’arrêter pour laisser passer une parade d’adeptes de la secte de Dionysos, à laquelle prend part le grand-père de Vincent, Cadmus, tout dérape, tant chez les habitants que dans la vie de Vincent. Sa femme se laisse tenter par le mouvement «libérateur», qui la fait sombrer dans le vice.

Le trait de crayon de Labelle est très particulier: on a parfois l’impression qu’il ne maîtrise pas tout à fait ses personnages.Certains sont difficiles à reconnaître d’une case à l’autre. Toutefois, il prend plaisir à découper ses planches avec des cases de différentes tailles. Celles donnant à voir les manifestations «d’émancipation» des femmes de la ville n’existent plus: les dessins s’entremêlent et créent une sorte de chaos. Il s’agit d’ailleurs des parties les mieux réalisées de l’album.

En revanche, certains chapitres auraient pu être raccourcis, comme celui expliquant qui était Sémélé, la mère de Dionysos. Même si le parallèle entre Dionysos et les gourous modernes a du sens, l’auteur met en scène, dans l’ensemble du livre, des personnages trop simples: les bons d’un côté; les méchants de l’autre; au milieu,
les influençables. Je conçois que Labelle ait voulu respecter l’histoire d’Euripide, mais il aurait pu prendre plus de liberté avec la trame originale.

Pourquoi?

Cette question peut paraître grossière, mais c’est pourtant la première qui m’est venue à l’esprit après avoir refermé l’album. En fait, plusieurs éléments paraissent incongrus dans cette œuvre. D’abord, il y a dans Les Bacchantes, la tragédie d’Euripide, une intrigue riche; cependant, elle est racontée avec Dionysos comme personnage principal; non son cousin. Ensuite, l’intention première de Vincent, le personnage de la bande dessinée, est de préserver l’ordre dans sa ville, et il faut attendre les dernières planches pour comprendre la vengeance de Dionysos. Enfin, le titre de l’album est Le pouvoir et l’ivresse; pourtant, le pouvoir de Vincent ne semble pas être le thème ici. Par ailleurs, l’auteur met davantage l’accent sur la crainte des hommes de voir leur femme se livrer à des actes qu’ils ne comprennent pas. L’ivresse des femmes ressemble plus à l’atteinte d’une extase commune qu’à une consommation trop forte d’alcool.

Il y a beaucoup d’action dans tout l’album, peut-être trop même. Lorsque certains hommes du village décident de se réunir pour régler son compte au gourou Dionysos, ce sont plutôt eux qui se font massacrer. Au lieu de nous montrer cette scène, Labelle la fait raconter par un fermier qui a été témoin de l’événement. Bien sûr, cela nous permet de voir les réactions de Vincent, mais le lecteur aurait été, à mon sens, plus impliqué dans le récit si la narration avait été plus directe. Le dénouement de l’album, porté par Agavé, la mère de Vincent, qui est à la fois monstrueux et troublant dans Les Bacchantes, frise ici le ridicule.

Somme toute, cette adaptation de Simon Labelle n’est malheureu-sement pas à la hauteur de son talent.

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Simon Labelle
Montréal, Glénat Québec
2019, 200 p., 27.95 $