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Paul dans nos maisons: lectures croisées d’une série phare

Paul dans nos maisons: lectures croisées d’une série phare

La sortie de Paul à la maison offre l’occasion de célébrer les vingt ans de la série en compagnie de deux auteurs·trices qui adorent le travail de Michel Rabagliati: la collègue bédéiste Zviane et le poète Jean-Christophe Réhel, un grand amateur de bande dessinée.

Bande dessinée

La sortie de Paul à la maison offre l’occasion de célébrer les vingt ans de la série en compagnie de deux auteurs·trices qui adorent le travail de Michel Rabagliati: la collègue bédéiste Zviane et le poète Jean-Christophe Réhel, un grand amateur de bande dessinée.

«Si j’aime la série Paul? Oui, elle me fait triper au boutte!», me déclare d’emblée Zviane lorsque je sonde son intérêt, tout en comparant le travail de Michel Rabagliati à sa propre démarche, que je qualifie alors d’expérimentale et d’imprévisible. «Oui, j’aime ça l’expérimental, mais les bd que je préfère, c’est celles où y a comme une vérité qui ressort.» Même son de cloche du côté de Jean-Christophe Réhel, pour qui l’exploration de l’intime fait la force de la série: «Ce sont des moments doux qui ne se recréent pas.» Leur amour pour Paul remonte aux débuts de Rabagliati. Tant pour Zviane que pour Réhel, la lecture de Paul a un travail d’été (La Pastèque, 2002) aura été importante et marque le début de leur engouement. Le poète se souvient: «J’ai lu cet album de même, par hasard, sans aucune attente. La franchise, l’intimité… ça m’a fait capoter. Je me suis vraiment identifié au personnage.»

Il est vrai qu’un pacte de vérité sous-tend la série, et qu’il est facile de glisser de Paul à Michel, de les amalgamer. Pourtant, c’est bien dans la mise en scène d’un temps retrouvé, dans les «modalités d’émergence du souvenir1.», qu’on peut mesurer la finesse et le talent de Rabagliati. Si le tournant autobiographique de la bande dessinée québécoise est l’œuvre de nombreux artistes (Jimmy Beaulieu, Julie Doucet ou Sylvie Rancourt, pour ne nommer que celui et celles-là), Rabagliati a certainement amené un public plus large à s’y intéresser. «Il a eu et a, encore aujourd’hui, un impact immense», souligne Zviane.

«Un noir qui n’est jamais assez fort2»

Zviane et moi poursuivons notre discussion en nous attachant à un passage de Paul à la pêche (La Pastèque, 2006) qui nous a toutes deux soufflées. À ce moment du récit, Paul se remémore un événement de son enfance, une sortie de pêche avec son père qui tourne mal. Au milieu du lac, le moteur se détache de la chaloupe, et les deux personnages se retrouvent en situation précaire, seuls et éloignés du rivage. La narration graphique dirige habilement le lecteur à travers les émotions modulant le déroulement de l’action, de l’arrêt du moteur, qui déclenche la détresse du jeune Paul, à un plan du lac s’étalant sur toute la page, encrée d’un noir opaque. On distingue, centrée, la minuscule et fragile embarcation qui pourrait trop facilement s’enfoncer et disparaître.

«Il y a quelque chose de vraiment musical dans sa narration, affirme Zviane. Il n’a pas peur des pauses, de mettre en place des ambiances. Il y a des ralentissements, un soin particulier dans le découpage, on sent le temps qui passe.» Ce soin particulier dans le traitement bédéistique de ses histoires, Rabagliati le peaufine passionnément. Crayonnage, encrage, typographie: chaque étape est accomplie, patiemment, à la main. Le bédéiste ne cache d’ailleurs pas son amour pour le travail d’artisan et son souci quasiment maniaque du détail. «Il ne prend jamais de raccourcis pour réaliser ses dessins», insiste Zviane. Pour Réhel, «le style graphique de Rabagliati colle à son style narratif. Le contenu prend toute sa force par le contenant. Il joue avec la ligne claire, il sait vraiment ce qu’il fait, il nous amène où il faut de manière tellement efficace. J’attends toujours le prochain Paul avec impatience. Je retrouve quelque chose à chaque fois.»

Il est vrai qu’un nouvel album signifie renouer avec du connu, avec une manière de raconter. Les amateurs de la série s’attendent presque à certains ingrédients, à une formule, peut-être. Une formule qui demande tout de même à l’auteur d’éprouver son sujet, de disséquer des ressentis denses et profondément ancrés dans son vécu. L’originalité des différents albums ne provient pas d’un remaniement du style graphique qui, finalement, ne servirait pas la série. Dans Paul à la maison, Rabagliati le mentionne d’ailleurs par le biais de son personnage:

Au début du projet, j’ai eu envie de faire différent sur le plan graphique. Sortir de moi-même, changer radicalement de style. Fusain, crayon de cire, gouache directe, un truc nouveau, quoi. Mais après quelques essais, j’ai renoncé à jouer à l’artiste et je suis revenu à mon dessin normal. Fin de la crise picturale. Au fond ce qui m’importe, c’est que le récit soit fluide.

C’est donc armé de techniques éprouvées que le bédéiste rejoint ses lecteurs. «Chez Michel, il n’y a pas de surenchère, pas de pavane graphique. Il veut vraiment raconter une histoire, créer un lien entre cette histoire et le lecteur, fait valoir Zviane. Pas de bullshit, jamais! Michel puise dans des moyens narratifs pour que ça soit plus facile de raconter les choses mais, le fond de l’histoire, tu le sens que ça vient du bout de son cœur.»

Entrer en symbiose avec ses lecteurs

Il y a certainement un sentiment rassembleur qui se dégage de la série, ce à quoi mes interlocuteurs acquiescent. «Pour moi, Paul n’est pas un antihéros, c’est un être humain normal», avance Réhel, qui se dit particulièrement touché par Paul à la maison, dans lequel il se retrouve. Je demande au poète s’il est d’accord avec moi quand je remarque des similitudes entre les thèmes que Rabagliati et lui abordent dans leurs œuvres respectives. «Oui, j’en vois beaucoup. Je pense que tous les deux, on essaie de toucher quelque chose d’universel en allant suffisamment loin dans l’intimité. Je pense que ça touche des gens de nous voir baisser nos barrières.»

Paul nos maisons

Des premiers drames que vit le protagoniste de la série, le divorce, le vieillissement et le deuil, tels que dépeints dans Paul à la maison, se distinguent par leur gravité, mais aussi par l’absence de l’entourage de Paul. Sa solitude, omniprésente, révèle autrement le personnage, qui a toujours partagé ses peines et ses joies. Si les albums précédents laissent entrevoir un caractère rayonnant, la lumière doit, dans ce dernier tome, se frayer un chemin parmi les traces d’un passé révolu, décombres qui jonchent l’espace de Paul. Les éléments de l’environnement serviront au fur et à mesure de «parallèles poétiques», pour reprendre les mots de Zviane. «Même si Michel ne peut pas le nommer pendant qu’il travaille sur ses projets, il y a quelque chose qui se dévoile devant ses yeux, une toile qui prend tout son sens.»

Ce réseau référentiel très précis place les lecteurs directement dans ce que vit le personnage, même si nous ne l’avons nous-mêmes pas vécu, et même si, pour être tout à fait honnête, j’ai parfois trouvé que Paul virait pas mal grincheux. «Il est aigri dans son idéalisme et ça le rend attachant», soutient pour sa part Réhel. Il est vrai que Rabagliati, dans ce transport fictionnel d’un vécu, ne glorifie pas son personnage. Il le dénude dans son intimité en puisant dans des entailles ordinaires qui peinent à cicatriser.

Un Tintin du quotidien, peut-être? «Le personnage est passé de Tintin au capitaine Haddock3.», avait annoncé Rabagliati lors de sa tournée promotionnelle pour Paul à la maison. Selon Réhel, cette comparaison avec Haddock est un peu dure à l’endroit du personnage. «Pour moi, Paul, ça a toujours été Milou. Un personnage construit tout en nuances, en réflexions. Qui a peur, qui est hypocondriaque, qui a ses démons qui lui chuchotent à l’oreille (un peu à la manière de Biscuit dans Paul à la maison).» Réhel en conclut même que c’est en fait Milou le personnage le plus humain de l’univers de Tintin. «Paul, c’est un personnage qui n’est pas de la trempe de Tintin, qui n’est pas dans la grandeur de Tintin. Paul, il est dans ce qui est petit. Petit, mais précieux.»

  • 1. Sylvie Dardaillon et Christophe Meunier, « La série Paul de Michel Rabagliati: récits d’espaces et de temps », Comicalités, 2013, p. 14.
  • 2. Paul en appartement, La Pastèque, 2004, p. 70.
  • 3. Plus on est de fous, plus on lit, Ici-Radio Canada, 5novembre 2019.
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Michel Rabagliati
Montréal, La Pastèque
2019, 208 p., 31.95 $