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Pas l'amour, la traque

Pavane, c’est à la fois la mélodie de Gabriel Fauré et une manière de marcher. C’est faire la cour ou le faire croire. C’est une façon ingénieuse de se mouvoir entre les lignes.

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Essai

Pavane, c’est à la fois la mélodie de Gabriel Fauré et une manière de marcher. C’est faire la cour ou le faire croire. C’est une façon ingénieuse de se mouvoir entre les lignes.

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«Ce non-lieu entre l’inexorable et l’instinct; c’est le secret de la danse», écrit Guylaine Massoutre, alors que j’y lis le secret de son écriture à elle. «Ce pouls caché des mots» est l’épée de Damoclès qu’elle suspend à la frontière des genres. Critique, poète, professeure, philosophe et intellectuelle, Massoutre offre, sous forme de fragments, un essai ponctué de photographies qui porte l’urgence des premiers rendez-vous, l’assiduité aussi des centaines de soirées passées à l’Agora de la danse, à la Place des Arts, à Tangente, à l’Usine C. On sent l’«anarchie douce» du plaisir et de la récréation, la «levée d’inhibition dans le noir». Et on y retrouve ce qui est rare: pas l’amour, la traque.

Rien que là

«Pour le dire, il existe des mots: existe-t-il des mots?» C’est la question fondamentale que pose Massoutre. À l’aune de cette spirale dansée et poétique qui caractérise sa pratique de critique et de littéraire depuis plus de trente ans, elle fait une mise au point: «Plus je m’entretiens de danse, moins je pense la rendre visible et la redéployer, mais plus elle exige de moi que je sois précise.» L’exigence ici est un grand ruban dont elle pare les mots, non pas pour faire beau, mais pour qu’ils fassent passer sur la page ne serait-ce qu’un jet de leur matière noire. Qu’ils ne parlent pas d’effleurement, mais qu’à la lecture, on se sente effleuré. «Le geste n’exhibe l’intérieur du corps que parce qu’un regard s’y suspend.»

Pavane, ce sont ces yeux-là d’une main qui cherche, d’un corps en émoi. Dans le lieu solennel du livre «où tout est corps», Massoutre ne force donc rien. En écho à Beckett qu’elle inscrit au cœur du livre, il s’agit en fait de «dire un corps… Nulle sortie. Nul retour. Rien que là.» Dans ce que la danse rejoue du désir et des amours méticuleuses, comment résister à l’abandon que commande le travail exigeant de Massoutre? L’abandon n’étant pas un lâcher-prise mais une lente respiration, une envie soudaine d’accorder son souffle à celui d’un autre. «Elle a senti son mouvement trembler, une minute de plus et c’est l’insoutenable, cet inaudible son du corps qui caressera sa peau.»

Une adresse, une envergure

«On s’abandonne à la danse comme à la musique, sans démêler les identités.» En lectrice experte de Virginia Woolf, Massoutre sait que «[p]lus l’écriture s’approchera de l’immédiat et du limpide, plus la perspective du danseur apparaîtra intacte à tous». Intacte n’est pourtant pas la ligne narrative à laquelle obéit Pavane; l’ensemble ayant la beauté des volcans pas encore endormis, c’est-à-dire autant la combustion souterraine que ce qui, dans le jaillissement, s’échappe, nous entraîne ailleurs.

C’est en effet là, dans le filet que lance Massoutre à la danseuse et chorégraphe Louise Bédard, que se déploient tous les gestes qu’annonçait, sous le ton de la réflexion, le début de l’essai. Dans «Duo Danse-Désir» (deuxième des quatre parties qui le composent), Massoutre fait tomber le rideau en éveillant chez le lecteur une poignante envie d’y grimper. Entre ce qui chute et ce qui remonte (pensons à ce que met en jeu la nuit, l’obstination des phalènes), l’écriture se fait drapé. Ainsi, ce n’est pas une danse qu’elle offre à Bédard, mais l’air, le sang, les muscles. «Retiré, presque effacé, lointain, tremblant, haletant, déséquilibré, le voici qui arrive, le souffle qui fuse, rappelé comme la sauvegarde d’un monde en péril, encordé à la paroi lisse du silence, qui s’y accroche, et alors le son monte, se déprend, se dégage […] tandis qu’une syllabe étrécie dans le larynx frappe les dents.»

Il y a chez Guylaine Massoutre une façon d’être prise par les mots qui me séduit. Sans doute que cela a à voir avec les détours qui se transforment en tremplins et l’étendue d’un savoir ancré dans une passion boulimique des mots, insomniaque du corps. C’est aussi une question d’envergure. Massoutre, c’est la pensée-océan, l’écriture-constellation. Ceux dont l’esprit peine à concevoir le langage dans sa force d’expansion et d’invention se protègent de leur propre ignorance en parlant de lyrisme, de ce qui serait sibyllin. Ils ont tort. «Être l’arbre qui retient le vent», écrit-elle, «Solide et meuble. Protéiforme.» Retenir n’appelle ni l’empêchement ni l’entrave, mais la grâce avec laquelle, en deux grands battements, une attitude et trois fouettés, l’énergie s’installe au creux de ses phrases. Le paysage que dessine Pavane étant celui des mots qui se pressent au bord des lèvres, je n’ai qu’une envie: me ranger aux côtés de celle qui écrit quand elle dit aimer «ce vide du langage que de son geste de danseur à eux ils ont comblé». ♦

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Guylaine Massoutre
Montréal, Noroît
2017, 84 p., 19.00 $