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Paléontologie structuraliste

Paléontologie structuraliste

À propos du style de Genette du romancier et bédéiste David Turgeon est un essai qui surprend par la manière dont il traite d’un sujet un brin poussiéreux.

Thématique·s
Essai

À propos du style de Genette du romancier et bédéiste David Turgeon est un essai qui surprend par la manière dont il traite d’un sujet un brin poussiéreux.

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Les véritables structuralistes appartiennent à une espèce qu’on croit éteinte, mais il arrive de temps à autre d’en retrouver un spécimen vivant. Je me souviens d’un prof qui, quand j’étais étudiant à la Sorbonne, avait commencé son premier cours en déclarant d’un ton qui n’appelait pas de réponse: «Le texte est un système fermé.» Dans le coin de l’amphithéâtre, une plaque commémorait le décès d’un autre prof qui lui était tombé raide mort devant ses étudiants quelques décennies plus tôt. Je me demandais si celui qui m’enseignait serait le prochain, chose possible vu l’âge moyen auquel se prend la retraite dans le monde universitaire.

Pourquoi un essai sur Genette?

Des années plus tard, je me retrouverais critique littéraire dans le magazine que vous tenez entre vos mains à me demander: pourquoi David Turgeon, écrivain montréalais connu des esthètes pour Simone au travail ou Le Continent de plastique, irait-il écrire un essai sur Gérard Genette? Pour ceux qui n’ont pas étudié en littérature, il faut comprendre que Genette est un des théoriciens les plus souvent cités par les universitaires, la plupart du temps sans le nommer.

Comme pour la majorité des théoriciens, la lecture (ou la non-lecture) qui est faite de Genette est essentiellement fonctionnelle. Il s’agit surtout d’aller y piger des concepts réjouissants comme l’architexte, l’hypotexte, l’hypertexte, la prolepse ou l’analepse afin de les appliquer ensuite à ses propres travaux. La proposition de David Turgeon avait donc de quoi faire sourciller. Pourquoi travailler sur le «style» de Gérard Genette alors que la plupart des lectures qui en sont faites sont des lectures partielles ou qui ne s’intéressent qu’aux arguments à en tirer?

Lire la théorie comme une œuvre

Poser la question, c’est y répondre. L’originalité de l’essai de Turgeon réside dans le fait qu’il prend cet objet à priori austère pour en déplier les aspects stylistiques et rhétoriques. Il faut dire qu’à ce jeu, l’écrivain est plus qu’excellent, comme lorsqu’il écrit que «la phrase de Genette est un chemin, un chemin qui marque non pas la pensée déjà faite mais qui épouse le projet essayiste de montrer la pensée se faisant. Le travail de la phrase mime, en quelque sorte, le défrichement de la pensée au fil de son avancement; défrichement qui ne se fait pas en trois mots, dans un régime aphoristique, mais bien sur la longueur.»

On a presque envie, avec Turgeon, de se replonger dans Genette pour s’assurer de ce qu’on est en train de lire, comme si l’œuvre du théoricien reprenait une signification que le lecteur universitaire ordinaire ne lui avait jamais donnée. Travail du style, oui, néologismes, ponctuation, mais aussi personnages, construction d’opposants, mises en scène de soi; le parcours que trace l’essayiste à travers les œuvres de Genette est celui d’une pensée qui se déploie comme un récit.

À partir de ces constats, Turgeon en vient à supposer une œuvre critique au «degré moins un» qui servirait de support aux autres, «un niveau souterrain où l’essayiste creuse de nouveaux passages», qui permettrait d’établir une continuité entre œuvres littéraires et œuvres critiques. Il cite en exemple Proust et Borges, qu’il met en commun avec les textes du théoricien, comme si tous cherchaient à rendre un monde chaotique intelligible: «[l]e genre anatomique est l’antidote au désabusement que provoque un univers trop complexe et trop mouvant pour être jamais appréhendé par l’esprit humain.»

Une «conclusion polémique»

L’ouvrage se termine par une critique sévère de l’université actuelle. Ayant montré comment la rhétorique se déploie chez Genette, Turgeon en vient à dénoncer la critique telle qu’elle est menée par les spécialistes: «Il existe trop d’essais “sans style”: par là je veux dire des essais qui emploient, souvent sans préméditation, une rhétorique plate et interchangeable.»

Turgeon oppose aux discours qui parlent d’une désaffection de la littérature la possibilité d’une rhétorique renouvelée. Il faudrait, pour cela, la sortir des mains des «crapules de tout ordre [qui] ne demandent qu’à conserver pour leur usage exclusif toutes ces redoutables formules de persuasion». L’idée est belle, tellement en fait qu’on en vient à oublier que, pour en finir avec tous les petits et grands rhéteurs qui pullulent par les temps qui courent, il nous faudra plus que du style. C’est pourtant ce que suggère Turgeon, et on a presque envie de le suivre, même si ce n’est probablement pas avec des Make Genette Great Again qu’on sauvera la littérature et le monde. ♦

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David Turgeon
Montréal, Le Quartinier
2018, 232 p., 23.95 $