Aller au contenu principal

Nos yeux sont des veilleuses

Roseline Lambert réalise un terrain ethnographique à Oslo, où elle traque la lumière qui change pour son doctorat en anthropologie de la poésie. Elle nous propose le troisième et dernier texte tiré de son carnet de notes.

Thématique·s
Lumières norvégiennes

Roseline Lambert réalise un terrain ethnographique à Oslo, où elle traque la lumière qui change pour son doctorat en anthropologie de la poésie. Elle nous propose le troisième et dernier texte tiré de son carnet de notes.

Thématique·s

N’importe où dans le monde, quand j’arpente une bibliothèque, la même image me hante: une multitude de mains griffonnent derrière les murs. Les doigts qui bougent font naître les rangées et les couloirs devant moi. Des millions de doigts qui dansent à leur rythme avec leur propre énergie dans des temps indéfinis qui se superposent. Les doigts deviennent des branches qui se transforment en papier, puis en pages qui se posent dans les livres. Mon image de la bibliothèque est vivante. Elle a des mains. Je varie parfois en imaginant que les bibliothèques se créent en faisant glisser les livres à partir des visages. Ou encore qu’au bout des mains qui écrivent, il y a des milliards d’yeux qui s’allument. Ils veillent jusqu’à nous. Ils nous réveillent et ils nous endorment.

C’est dur d’y croire. C’est encore plus dur de croire que peu importe la latitude des lieux de ce monde, tous les gens que je rencontre sont pelotonnés dans des histoires qui parfois s’ouvrent et se déplient devant moi. Et la lumière change parfois si vite sur leur visage.

Roseline

Photo : Roseline Lambert

58° 08’ 48” N

Je me rappelle que ce jour-là de février sur la côte de la mer du Nord à Arendal, il faisait anormalement doux. K.m’avait donné rendez-vous dans un café du port. Je nous versais du thé et il me parlait de son île déserte au large de Kristiansand. Il y passe tous ses étés dans une cabane plantée en plein milieu. Il me décrit le lieu et il fait soudainement plein soleil sur toutes les surfaces de sa figure. Il est éblouissant de joie dorée quand il me dit: je me baigne, je pêche, je vis dans l’eau et sur les rochers. Il murmure presque: je deviens un poisson palpitant. Mes mains se réchauffent sur ma tasse et mon thé se diffuse jusqu’en juillet, il fait chaud, j’y suis, ça sent le varech et l’épinette. Je suis là avec lui sur une grosse roche, dans cette joie vibrante de soleil.

Il faut dire, les visages en Norvège sont pâles en février. Puis, un énorme nuage recouvre les traits de K. d’un coup. Il est un enfant pris dans l’ascenseur, il me raconte sa terreur, je lui demande où sont ses parents. Il ne sait pas quoi répondre, sa figure est presque noire. Ses silences s’éparpillent. C’est la première fois que je vois un Norvégien sombrer aussi profond. C’est épeurant comme une tempête en mer.

Roseline

Photo : Roseline Lambert

25° 02’ 36” N

En décembre, je me suis retrouvée en Chine. S.était habillé de large soie rouge aux broderies marine, son habit traditionnel de moine taoïste qu’il porte dans les évènements officiels. On parti-cipait ensemble à une conférence sur l’anthropologie de la peinture à Kunming. Je parlais des égoportraits sur pellicule noir et blanc que prenait Edvard Munch alors qu’il était agoraphobe et enfermé, tandis que S. nous déroulait des rouleaux de peintures multicolores élaborées dans des rituels taoïstes qui ressemblaient à des mangas. Et pour vous décrire vraiment la globalité de cette scène, sous sa longue robe en soie vermeille, S.portait des Nike pastel et à l’oreille, en guise de boucle, un écouteur blanc de marque de pomme. Il pouvait ainsi bouger vite et répondre en tout temps aux appels des gens de sa communauté.

S.a une très longue chevelure noire qui lui tombe sur les hanches et met ses yeux dans l’ombre. Mais soudain dans son visage noirci apparaît une lumière si blanche qu’elle m’éblouit et se propage en moi comme un vrai calme. Je n’arrive plus à le quitter des yeux. Je ne sais pas si c’est à cause de la courbure de la Terre, mais j’y vois une figure inversée de celle du visage sombrant dans la tempête plus au nord. Je ne peux m’empêcher d’imaginer la teneur des histoires qui se déroulent dans son téléphone et qui interrompent son temps avec moi. Quels sont les images, les mots, les rêves d’un moine taoïste du sud de la Chine? Je me heurte aux limites de mon imaginaire. Je peux porter les mêmes souliers, mais je n’arrive pas à piétiner le même monde que lui. Pourtant, je suis attirée de tout mon corps dans son histoire, comme vers un nouveau livre à dévorer.

69° 36’ 14” N

Cet hiver, j’ai vu des lumières tanguer dans un autre visage sur un bateau. Dans le cercle polaire norvégien, je prenais un traversier de Olderdalen à Lyngseidet.
Je n’avais pas pensé que la traversée d’un fjord presque à la jonction de la mer de Barents pourrait être si remuante. Notre bateau houle tellement que je dois me tenir aux murs pour avancer dans une sorte de «danse du matelot». Au premier pont, la lumière bouge sur le visage de la dame du kiosque qui me prépare des gaufres avec du brunost. Les petites lumières bougent dans son visage et je me demande comment la vie de cette femme trouve son ballant dans les allers-retours sur ce traversier ou dans la rondeur des crêpes qu’elle empile pour les passagers dans le roulis des vagues.

Roseline

Photo : Roseline Lambert

60° 47’ 40” N

Hier, une autre lumière m’a éblouie. G.m’avait invitée dans sa maison vieille de plus de cent ans, dans une campagne norvégienne devenue une banlieue, pour me raconter comment il ne pouvait presque pas sortir de chez lui, terrassé par la panique depuis son enfance. De ses soixante-treize ans, il me parle lentement, comme mon grand-père à la fin. Son chat sur ses genoux se creuse une place confortable. Il aspire de petites bouffées de sa pipe entre les longues phrases qu’il choisit tranquillement. Quand le soleil commence à se coucher derrière la fenêtre, il est rendu à me dire: je voulais tellement être un sjømann, un marin, un homme de la mer. Pile à ce moment, le soleil filtré par le rideau poussiéreux frappe ses longs cheveux blancs qui étincellent d’un coup. Je pense — au milieu de sa phrase effilée — il faut que je capte cette lumière, je dois la retenir. Il dit: j’ai toujours voulu protéger ma mère, elle avait peur que j’aille trop loin sur l’eau, alors je suis resté ici dans cette maison, même si elle est morte maintenant. Mais j’ai des livres, j’ai tout ce qu’il me faut, ils vivent avec moi. Le chat s’étire, le jour s’enroule. On regarde tous les livres avant que je parte, il me montre ses préférés. Nous ne sommes pas sur le pont d’un bateau, les livres restent debout. Je me dis que G. pense sûrement comme moi: les livres ont des mains.

59° 48’ 31” N

C’est dur de prendre la latitude exacte de la lumière dans un visage. Ce serait peut-être plus facile d’y croire. Je griffonne des notes quand je reviens chez moi en bateau sur mon île du fjord d’Oslo. Il y a tant de vagues qui peuvent illuminer mon monde, mes mains n’arrivent pas à tout contenir. Je prends un grand souffle, je retiens ceci:
 

il fait noir et blanc
la lumière est une fleur
nos yeux sont des veilleuses.

Quai aux nuages

Je t’ai dit c’est ici: le quai aux nuages. Je voulais que tu prennes une photo du point où on ne sait plus si on plonge dans le ciel ou dans l’eau. Je me tenais souvent là avant de basculer. J’ai senti le ressort sous mes pieds et ma vie s’est retournée: je devais partir. La compagnie aérienne m’a dit que j’avais juste quelques heures pour rentrer chez moi, que la frontière pourrait fermer, c’était la nuit quand le taxi est venu me prendre avec tous mes bagages. J’ai dit en tremblant à mon propriétaire norvégien: «It’s a kind of catastrophe, I am very sorry», j’ai laissé la clé de la cabane sur le comptoir. Je me souviens que je me suis arrêtée quelques secondes dans l’allée en sortant ma dernière valise pour regarder le fjord dans la nuit avec les lumières allumées de l’autre côté. J’avais besoin de retenir une image, je l’ai pliée sur mon cœur. Puis, j’ai plongé en retenant mon souffle jusqu’à Montréal. Il paraît que les sismologues observent que la terre est plus stable depuis le début du confinement. Moi, j’ai un tremblement intérieur presque continuel. Un oscillement qui se répercute dans toutes mes vertèbres. Tu passes beaucoup de temps dans ta chambre noire. Ça me calme que tu domptes les teintes du ciel dans le bain révélateur.

Huot

Photo: Sébastien Huot

 


Roseline Lambert a publié Les couleurs accidentelles en 2018 et Clinique en 2016 à Poètes de brousse.

Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF