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Ne rien donner

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Chère Yara,

«On nous retrouvera toujours là où l’on ne nous attend pas», écris-tu à Rodney Saint-Éloi dans Les racistes n’ont jamais vu la mer, que vous cosignez. Mais que faire de la fatigue d’être constamment sommé·e de défendre son teint, son accent, ses racines mutilées? De savoir que l’on aura beau se faufiler entre les injonctions, les semer, multiplier ses visages et vouloir disparaître, on se retrouvera systématiquement traîné·e vers la case «Diversité»? Cette case qui réapparaît à la faveur d’une commande d’article pour parler diversité. D’un prix littéraire estampillé diversité. Ou même d’une réflexion anodine du quotidien, qu’elle soit positive (célébration de la différence) ou négative (insulte raciste). Ce sont les deux faces d’une même pièce: n’être là que pour produire de la différence, de l’écart. «J’aurais voulu exister et que mon roman existe sans qu’il soit attaché au mot diversité», écris-tu, parlant du Prix de la diversité du Festival Metropolis Bleu, qui t’a été décerné en 2019 pour Je suis Ariel Sharon. Tu dis ton trouble tout en admettant la nécessité d’être de ces prix-là, d’en prendre sa part et de les considérer comme une marque de validation, un jalon de plus dans le combat. Car hésiter face au devoir de gratitude, ce serait trahir, parasiter, la loi de l’hospitalité se tournant en son contraire. Et de se rendre compte alors de ce que l’on est potentiellement pour autrui, pour peu que l’on déborde des carcans: un·e traître·sse en puissance. Alors dire merci, en attendant, et capituler de fatigue.

Les racistes… est moulé dans cet épuisement que l’on peut ressentir comme vôtre, à Rodney et toi. Il y a ces longs développements qui mêlent érudition et mémoire, rationalité et blessure. Il y a ces voix que vous invoquez pour réfléchir en leur compagnie – celles de Darwich, Said, Neruda, Galeano, Bacon, Morrison, Kapesh,etc. –, conjurant ainsi l’humiliation raciste, de la salle de classe au lit de l’amante, à Haïti comme à Dubaï, de l’Argentine au Québec. Il y a cette exigence de la déconstruction, mais également ces anaphores qui rempilent à chaque alinéa, les phrases simples, la respiration saccadée qui renvoie vite à la ligne, les pulsations, l’assonance et les prémices d’un chant, dont ce livre incarne la tentation. Un chant pour se déposséder: le racisme hante, aliène, désincarne. Être possédé·e, c’est se sentir étranger·ère dans son propre corps, tantôt expulsé·e de soi, tantôt assigné·e.

Se sentir en tout temps lesté·e du regard de l’autre, que ce regard veuille nous dicter notre être, nos pensées, nos actions, ou qu’il oblige in fine à la lutte et à l’autodétermination. Dans les deux cas, l’on se définit vis-à-vis de lui. Il est en nous. Alors, parfois, l’on est juste tenté·e de fermer les yeux.

Disparaître.

Quiconque a traversé une frontière le sait: celle-ci est un paradoxe. C’est le puits et l’entrave. L’appartenance ou l’esquive. Ce à quoi l’on tient à tout prix tout en cherchant à y échapper. En cela, elle est l’espace du trouble. Et l’expérience de la frontière est probablement celle où une personne dite racisée – elle l’est du moins face à un·e agent·e formé·e au profilage racial – peut voir son identité capturée en quelques lignes d’état civil, photo, empreintes, fichier de sécurité intérieure. Un tel sentiment de capture tient d’une sorte de vertige. Et ce vertige est probablement ce qui se rapproche le plus d’une certaine expérience du néant – peur de s’y retrouver ou désir de s’y réfugier. Toi-même l’écris, Yara: «Jusqu’à aujourd’hui, mon corps se crispe à la douane», malgré ton passeport canadien, et parce qu’il y a une lame de fond historique et personnelle qui commande ce séisme du corps. Dans ton cas, ce sont les camps de réfugié·es de Beyrouth, c’est la Palestine effacée des listes de pays dans les systèmes informatiques des services d’immigration. Pour ma part, cela a commencé sous la dictature de Ben Ali, lorsque – étant fils de journaliste, moi-même commettant des articles, et toute la famille étant mise sur écoute –, face à la police aux frontières, j’éprouvais cet effroi: et si je disparaissais dans le désert, là, maintenant? Après mon départ de Tunis – avec mon passeport bardé de visas (ou de refus de) –, cette pensée s’est doublée par la crainte d’être démasqué pour je ne sais quelle faute, refusé, mis en cellule, interrogé, à TUN comme à YUL et à CDG, sans avoir eu le temps d’envoyer un SOS à mon contact d’urgence. Une personne bien intentionnée, dont le passeport bleu déverrouille les frontières comme une carte de crédit glissée le long de l’horizon, me rétorquera: «Tout le monde a peur devant la frontière.» Qu’importe, je ne tiens pas à faire de ma souffrance un culte, mais quel privilège a-t-on si peur de perdre que l’on se sente obligé·e de relativiser le ressenti d’autrui, de démentir son être?

La dénégation continuera de nous épuiser, de nous acculer au silence, d’où ma question: faut-il continuer de leur seriner nos témoignages, de guetter, de dénoncer jusqu’à ce qu’iels acceptent? Ou alors peut-on établir, parallèlement, d’autres stratégies, notamment esthétiques?

Photo par Sandra LachancePhoto | Sandra Lachance

 

Je crois au pouvoir des stratégies narratives et esthétiques, d’abord comme moyen de s’approprier son histoire, de forger sa singularité, mais aussi comme façon de s’acheminer vers un idéal esthétique et politique en ourdissant des contre-récits. J’y crois car l’écriture n’est pas innocente, et les politiques éditoriales le sont encore moins, fût-ce inconsciemment et avec toute leur bonne volonté, du fait d’un impensé marchand dans lequel elles sont engrenées – et dont Pascale Casanova esquisse la violente mécanique dans La République mondiale des lettres. La Francophonie s’est instaurée très tôt dans une dissymétrie entre empire et ex-colonie, en faisant des littératures dites du «Sud» un réservoir d’altérité et d’exotisme. Ces littératures ne seraient cautionnées, n’auraient de valeur qu’en étant publiées en France ou en y transitant; elles documenteraient alors une certaine stase postcoloniale où les protagonistes, représentant·es de leurs nations (jamais vraiment sujets, ce qui est un présupposé structuraliste), seraient pris·es dans un éternel déchirement (souvent entre tradition et modernité), s’iels ne sont pas réduit·es à leurs drames nationaux (le Liban des guerres, le Haïti des séismes, l’Algérie de l’obscurantisme,etc.). Et si le Québec a pu, en grande partie, se dégager du passage obligé par l’Hexagone (notamment en autonomisant son secteur de l’édition), le reste de ladite Francophonie continue de lutter avec cette assignation éditoriale et économique, qui est aussi identitaire, dans la mesure où l’offre est souvent alignée sur une demande exotisante, et les écrits des personnes racisées sur une question, une sommation: répondre de soi, un soi assigné.

Alors à quoi ressemblerait une stratégie esthétique et politique alternative? J’en vois une possibilité, dans Les racistes… même, en filigrane: la stratégie du rien, de la fuite. Il y a ce moment où, préparant son installation au Québec, Rodney se fait confisquer son passeport par une douanière dans un exercice d’abus de pouvoir qui relèverait presque du cas d’école. À la question: «Que suis-je sans mon passeport?», la douanière répond: «Rien.» Trois fois rien. Et Rodney d’écrire: «Ma personne est une possibilité et non une détresse.» Là est précisément la chance du rien, pour peu qu’on en assume la métaphore, que l’on en adopte la posture, travaille la stratégie.

N’être rien. Dans le chef-d’œuvre Saison de la migration vers le Nord (1966) du Soudanais Tayeb Salih, le personnage de Mustapha Saïd n’est rien, enfant, lorsque les colons britanniques viennent le prendre à sa mère pour lui offrir une éducation, au Caire, puis à Londres. Dans ce récit-gigogne, le personnage dit ce rien primordial, la virginité identitaire (construite a posteriori) avant la mise en cage qu’est l’altérisation. À Londres, il devient l’homme arabe et noir, subjuguant les femmes, acceptant de se laisser fétichiser au point de mettre en scène son propre exotisme dans sa chambre, où il leur fera l’amour. La plupart des amantes se suicideront et il se retrouvera accusé du meurtre de l’une d’elles. Après en avoir fait le récit au narrateur, des décennies plus tard, dans son village d’origine, Mustapha Saïd se noie dans le Nil.

Dix-neuf ans plus tard, Dany Laferrière mettra en scène les mêmes mécanismes de fétichisation de l’homme noir dans un roman au titre sulfureux. Mais en 2017, Jennifer Tremblay s’arrêtera au premier degré dans un texte atrocement fétichiste. Aujourd’hui, Rodney confie une expérience personnelle similaire, insoutenable, dans Les racistes… L’on peut alors se demander ce qui a changé depuis le moment colonial, en fait depuis l’invention de l’Autre par le white gaze, ce regard blanc aujourd’hui intériorisé par nombre de personnes racisées. Ni le racisme n’a changé ni la façon dont on est tenu·e  d’y réagir: toujours en répondant de soi, de son teint, de sa différence soudain découpée dans le continuum des métamorphoses.

C’est alors que surgit cette tentation du rien. On pourrait y tendre en développant un art de vivre, dans l’écriture, par le plaisir quasi cognitif de se sentir disparaître, dissoudre, délivrer. Et ne rien donner. Ne rien donner de ce que nous sommes. Ne rien donner de ce que nous sommes et iels n’en feront rien. Qu’iels nous casent dans leurs stéréotypes: nous ne sommes d’aucune peau, d’aucun accent, d’aucune nostalgie si c’est pour nous y, nous en laisser réduire. Qu’iels nous imaginent, s’iels le veulent, nous mouvoir dans les enclos des zoos humains, en butte aux sempiternelles questions – quasi interchangeables– d’identité, d’être et de culture, mais ne leur faisons pas ce plaisir: nos visages ne sont que des voies de passage. Iels n’auront rien de nous.

Car, comme tu dis, Yara: «[N]ous sommes les semeurs de confusion. / On nous retrouvera toujours là où l’on ne nous attend pas. / Nous sommes les survenants.» Oui, plus que des survivant·es: celles et ceux qui surviennent de partout, et jamais de l’injonction ou de l’assignation. Depuis le rien, depuis le tout.

Absolument,

Khalil

 


Khalil Khalsi a été journaliste culturel à Tunis avant d’exercer comme consultant auprès de l’Unesco, à Paris. Il est docteur en littérature comparée de l’Université de Montréal et de la Sorbonne Nouvelle. Récemment, il a dirigé le dossier «Récits d’exil» dans le n˚277 de Spirale.

 

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