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«Môman a trop d’ouvrage»

«Môman a trop d’ouvrage»

Un bilan saisissant, qui expose tant les luttes passées que les enjeux à venir.

Essai

Un bilan saisissant, qui expose tant les luttes passées que les enjeux à venir.

C’est un livre où la recherche trouve sa source dans l’engagement, qui lui répond. Une filiation émouvante entre Camille Robert, doctorante en histoire, conférencière, chroniqueuse, et son aînée Louise Toupin, membre du Front de libération des femmes du Québec (1969-1971), cofondatrice des Éditions du remue-ménage (1976) et de l’Alliance féministe solidaire pour les droits des travailleuses du sexe (2011). Toutes deux ont déjà exprimé dans leurs publications respectives leurs préoccupations à l’égard du déséquilibre domestique au foyer1. Elles livrent cette fois «un projet militant plutôt qu’universitaire», réunissant tant des intellectuelles que des femmes engagées dans leur milieu. Le grand intérêt de cet ouvrage repose d’ailleurs sur ces différentes expériences, «état des lieux de quelques questionnements en cours», «pistes de revendication ou d’action» soutenues par un solide appareil historique et critique, qui dévoile une réalité beaucoup plus insidieuse et répandue qu’il n’y paraît.

10000 milliards de dollars gratuits

La dénonciation du travail invisible des femmes ne date pas d’hier. Camille Robert rappelle que, déjà en 1907, Marie Gérin-Lajoie soulignait combien la structure maritale s’appuie sur un travail domestique gratuit de l’épouse, pourtant rémunéré une fois accompli par une aide professionnelle. La situation s’est-elle tant améliorée depuis la révolution sexuelle des années 1970? Et ne touche-t-elle que le contexte familial? En 1995, le Programme des Nations Unies pour le développement révélait que «les femmes assument plus de la moitié de la charge totale de travail sur la planète. De cette part de travail accomplie par les femmes, les deux tiers sont non rémunérés, alors qu’à l’inverse, les trois quarts de la charge totale de travail des hommes sont rémunérés.» Dans un contexte mondialisé et néolibéral, où l’État providence est l’ennemi à abattre, les autrices soutiennent que ce «problème structurel», loin de se régler, devient au contraire le ciment économique du capitalisme — comme c’est le cas, d’ailleurs, du travail des sans-salaires des populations du Sud. Selon Oxfam, en effet, «les femmes contribuent pour environ 10000milliards de dollars à l’économie par leur travail non rémunéré, incluant les tâches domestiques et les soins consacrés à leurs proches.» Oncle Sam et ses copains s’en frottent les mains.

Camille Robert livre dans cet ouvrage un état de la question rigoureusement documenté sur les luttes féministes entourant le travail ménager — que vient compléter le témoignage d’Hélène Cornellier sur l’Association féminine d’éducation et d’action sociale (AFEAS), engagée depuis 1966 dans la reconnaissance du travail féminin invisible. Malgré l’investissement plus marqué des pères actuels auprès de leurs enfants, la fameuse «charge mentale» incombe toujours essentiellement aux femmes, note Annabelle Sherry, doctorante en sociologie (Université de Montréal) et mère de famille:

Lorsqu’elles veulent se départir d’une part de cette charge, les femmes […] doivent alors démontrer ce que représente le travail qu’elles font. Ce travail émotionnel s’ajoute, paradoxalement, à leur charge mentale et elles restent souvent seules à essayer de trouver des solutions à une situation qui ne les concerne pas uniquement.

Selon la chercheuse, le mouvement féministe doit «(ré)ouvrir la réflexion» à ce sujet, surtout dans un contexte où diverses instances politiques tentent soi-disant de revaloriser le rôle de la femme à la maison.

Un asservissement global

Là où le travail invisible piège particulièrement les femmes, c’est que le déséquilibre des tâches domestiques, tenu pour acquis, installe dans la sphère publique la dévalorisation du travail féminin, et donc sa mauvaise rémunération. C’est une autre vertu de ce livre de montrer les différents contextes où les femmes, débordées, sont laissées à elles-mêmes par un système qui ignore leur précarité économique et leur épuisement. Qu’il s’agisse de femmes immigrantes (Sonia Ben Soltane) ou autochtones (Widia Larivière), d’aidantes naturelles (Irène Dremczuk) ou d’aides familiales migrantes exploitées (Myriam Dumont-Robillard), les chiffres sont effrayants, la liste des combats à mener, très longue.

Travail invisible, véritable essai choral où les convictions et les expériences se répondent dans une gradation efficace et sensible, parvient à faire comprendre combien le problème est global, même s’il se manifeste en un kaléidoscope de contextes. L’immigrante peine autant à trouver du travail en ville que l’Autochtone à se défaire de la structure néocoloniale qui limite son épanouissement, et qu’on soit une professionnelle mère de jeunes enfants ou une prostituée menacée par de nouvelles législations complètement déconnectées du milieu, toutes ces histoires racontent la solitude, la détresse de l’isolement — la nécessité de l’entraide, qui s’apprend sur le tas. On saura gré à toutes ces autrices d’offrir un tableau aussi juste des luttes passées et actuelles, par cet exercice pédagogique sans lourdeur, aussi désespérant que nécessaire. ♦

  • 1. Camille Robert, Toutes les femmes sont d’abord ménagères, Somme toute, 2017; Louise Toupin, Le salaire au travail ménager, Remue-ménage, 2014.
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Camille Robert, Louise Toupin
Montréal, Remue-ménage
2018, 200 p., 22.95 $